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Page:Braddon - Les Oiseaux de proie, 1874, tome I.djvu/91

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LES OISEAUX DE PROIE

sa convalescence, alors qu’il était couché sur le pauvre petit canapé usé du salon de Mme Kepp, canapé qui était à peine plus fané, plus faible, et plus fini que lui, ce fut alors seulement qu’il découvrit la grâce de ce visage qui s’était si souvent penché vers lui durant ses accès de délire.

« Savez-vous que je vous prenais pour toutes sortes de gens, ma chère ? » dit-il à la fille de sa logeuse.

Celle-ci travaillait à une petite table, tandis que sa mère sommeillait dans un coin, un bas de laine sur son bras et une paire de lunettes sur son respectable nez. Mme Kepp et sa fille avaient contracté l’habitude de passer leurs soirées dans l’appartement de leur locataire, le malade ayant dit, à plusieurs reprises, que pour lui c’était le comble de l’horreur d’être laissé seul.

« Je vous prenais pour toutes sortes de gens, Anna, poursuivit le capitaine d’un air rêveur. Parfois, je vous prenais pour la comtesse de Jersey et je voyais le sourire qu’elle eut la première fois que je lui fus présenté. J’étais bien jeune au beau temps de la belle Jersey ; puis il y avait cette autre avec qui je prenais le thé à Brighton. Oh ! Dieu, comme la vie semble triste de nos jours ! Le roi est mort et tout a changé, tout… tout ! Je suis un homme très-vieux, Anna. »

Il avait cinquante-deux ans, mais il sentait qu’il était un vieillard. Il n’avait plus rien et avait survécu à ses meilleurs amis. Les protecteurs étaient morts et partis, et les hommes qu’il avait patronnés lui fermaient leurs portes les mauvais jours venus. Il y avait longtemps qu’il avait tourné le dos à toute sa famille ; il n’y avait plus personne pour lui tendre la main. Avoir survécu à tout plaisir et à toute affection est l’amertume la plus grande de la vieillesse, et Horatio, à cinquante-deux