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362 CHAPITRE VII. — L'ART DANS L'ODYSSEE

la réalité dont il est susceptible! Nous ne le voyons pas tout d'abord ; mais voici sa grotte, son troupeau, tout ce qui atteste la présence d'un habitant; et avec cela, en quelques mots, une sorte de description préalable du monstre, de son humeur farouche, de ses habitudes, comme pour nous accoutumer à lui :

« Quand nous arrivâmes au rivage voisin, nous vîmes de- vant nous, à la lisière de l'île, une grotte, tout près de la mer; elle était haute et tapissée de lauriers; des troupeaux nombreux, brebis et chèvres, y reposaient; un mur entourait leur parc; clôture formée de pierres qu'on avait dû tirer du sol, et achevée avec de longs sapins et des chênes à la cîme superbe. C'est là qu'habitait un homme gigantesque, qui gardait ses troupeaux seul à l'écart; jamais il ne se mêlait aux autres, mais il restait dans sa solitude farouche, ennemi de toute justice. C'était un monstre prodigieux; il ne res- semblait pas à un homme habitué à se nourrir de blé, mais à un pic couvert de forêts, qui se détache seul au milieu d'une chaîne de montagnes ^ »

Le voilà bien tel que la légende naïve le repré- sentait aux contemporains du poète, mais l'adroit conteur ne nous le laisse voir ainsi que dans le loin- tain. Dans toutes les scènes qui suivent, l'homme- monlagne est devenu tout simplement une sorte de sauvage, d'une taille gigantesque, d'une nature in- culte et grossièrement cruelle, dont la bestialité native est tempérée pourtant par une sorte d'attache- ment domestique pour son troupeau. Ainsi repré- senté, le Gyclopc n'est plus un simple épouvantail, propre à terrifier des enfants, c'est un être vivant, qui devient concevable pour nous, qui est accepté par notre imagination, et qui dès lors nous intéresse tout en nous faisant horreur. Cette transformation

��1. Odyssée, IX, 180-192.

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