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CHAP. IV. — SOPHISTIQUE SOUS LES ANTONINS

VI

On voit du premier coup d’œil, en parcourant cette liste, qu’il n’y a point d’unité dans l’œuvre de Lucien. Essentiellement mobile d’esprit et d’humeur, il a beaucoup écrit, au jour le jour, selon les occasions et les inspirations, sans dessein prémédité ni plan suivi. Et dans chacune de ces productions légères, l’influence du moment a eu toujours une importance décisive. Il va et vient dans les idées, se joue des hommes et des choses, s’amuse, se fâche, rit, gronde, déchire ses ennemis, prend parti, se contredit, le tout avec une désinvolture qui, grâce à son talent, est loin de déplaire aux lecteurs.

Il est vrai que, sous ces caprices, on croit entrevoir une certaine régularité d’évolution morale, qui après, tout, ne peut être niée. D’abord captivé par la sophistique, il y aiguise son esprit, y acquiert la finesse et l’élégance du langage, la souplesse de la dialectique, une étincelante variété d’idées, de connaissances, d’images. À ce régime, il devient vite et pour toujours « homme de lettres », c’est-à-dire qu’il développe en lui-même tout ce que ce mot comporte, soit en bien, soit en mal : une habileté de premier ordre dans le métier d’écrivain, le goût et le besoin du succès, stimulant actif d’une nature déjà inventive par elle-même, la hardiesse qui résulte de ce qu’on est sûr de soi et de son public ; mais aussi une certaine frivolité foncière, qui se contentera, en fait de vérité, de ce qui suffit à jouer un rôle, sans réussir à se dégager, par une réflexion assez forte, des conventions de ce rôle même. Le fait essentiel, c’est que Lucien a eu assez d’indépendance pour sentir, vers quarante ans, le néant de la sophistique et pour s’en