Aller au contenu

Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t5.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
603
LUCIEN ; SON RÔLE

En premier lieu, il n’a guère fait que mettre en œuvre les idées des autres. Par lui-même, il n’est rien moins qu’un chercheur. La science proprement dite lui est étrangère ; il n’a aucun sentiment des problèmes du monde moral et physique, aucune curiosité, aucun souci de s’éclairer ni d’éclairer les autres sur les questions obscures. Son incrédulité vient surtout d’une résistance instinctive de son bon sens aux chimères. Quant à la doctrine où se formule cet instinct, il l’emprunte purement et simplement à un épicurisme courant et superficiel. Ici encore, nous retrouvons l’homme doué non pour créer, mais pour mettre en œuvre, qui se montre sophiste, même quand il défend la vérité, parce qu’il la reçoit comme un thème à développer et s’occupe surtout de la rendre amusante et dramatique.

En second lieu, ces idées qu’il emprunte, on ne peut même pas dire qu’il les approprie à son temps ; car, en matière de religion comme en matière de morale, s’il saisit d’un coup d’œil juste les dehors des choses, il n’en voit pas le fond. Lucien a vécu dans un siècle où se préparait, où s’accomplissait même déjà une profonde transformation religieuse de l’humanité, et il ne s’en est pas douté. Qu’il ait méconnu l’avenir du christianisme en particulier, qu’il l’ait considéré comme la folie de quelques exaltés et de beaucoup de naïfs, cela n’a rien d’étonnant : les meilleurs esprits du temps s’y sont trompés. Mais sans deviner quelle forme allait prendre le mouvement qui se manifestait alors dans les profondeurs de la société, il semble qu’un observateur attentif devait tout au moins le reconnaître et le signaler. Or c’est là justement ce qui manque le plus à son œuvre de satire religieuse. Il note des détails, il les met en scène spirituellement, mais les grands faits lui échappent. Pour lui, toute la philosophie de la critique, en face des manifestations de la croyance ou de la crédu-