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Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/159

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AVERTISSEMENT.

à-dire, de la part des écrivains modernes qui se donnent la malheureuse peine d’écrire en latin des ouvrages de goût. Mais comme la plupart d’entre eux, ou n’écrivent guère en français, ou écrivent mal en cette langue, l’auteur n’a guère à craindre de leur part que des injures latines ; et c’est un mal qu’il se sent disposé à prendre en patience.

Quant à la justification de l’article Genève de l’Encyclopédie, outre que cette justitication est très-courte, on ne s’est déterminé à la donner que parce qu’elle renferme quelques morceaux dont la lecture peut intéresser un moment, au moins par les réflexions qu’elle doit occasioner.

En voilà assez et peut-être trop sur mon ouvrage. Quoique le peu que j’en ai dit m’ait paru nécessaire, je crains qu’on ne m’accuse d’avoir entretenu trop long-temps mes lecteurs de ce qui me regarde ; et c’est surtout ce qu’il faut éviter dans ce siècle, où il est d’autant moins permis de se montrer personnel, que presque tout le monde l’est aujourd’hui à l’excès et sans retenue. Parler long-temps de soi, dit finement un auteur moderne, est un privilège de philosophe ; et on sait dans quel dénigrement la qualité de philosophe est aujourd’hui en France chez le peuple de tous les états. Je ne dois pas oublier à cette occasion de demander excuse à mes lecteurs, si j’ai employé quelquefois ce terme de philosophe dans mon ouvrage, malgré l’idée peu favorable qu’on s’efforce d’y attacher. Je crois donc devoir avertir que j’entends par là ce qu’on avait toujours entendu jusqu’à ces derniers temps, un citoyen fidèle à ses devoirs, attaché à sa patrie, soumis aux lois de la religion et de l’État ; qui est plus occupé, suivant le principe de Descartes, à régler ses désirs que l’ordre du monde ; qui, sans manège et sans reproche, n’attend rien de la faveur, et ne craint rien de la malignité ; qui cultive en paix sa raison, sans flatter ni braver ceux qui ont l’autorité en main ; qui en rendant les honneurs légitimes et extérieurs au pouvoir, au rang, à la dignité, n’accorde l’honneur réel et intérieur qu’au mérite, aux talens et à la vertu ; en un mot qui respecte ce qu’il doit, et estime ce qu’il peut. Si cette manière de penser n’est pas faite pour plaire à tout le monde, du moins il ne paraît pas aisé de la rendre ridicule. Aussi a-t-on le chagrin d’y réussir assez mal ; on trouve plus de facilité à la rendre odieuse, et c’est à quoi on s’attache. Autrefois on donnait le nom de jansénistes à ceux qu’on voulait perdre ; ce nom étant aujourd’hui trop avili, il a fallu que la haine en cherchât un autre ; elle a trouvé celui de philosophes, et elle le fait servir de son mieux à ses desseins. Tous ceux qui ont le bonheur ou le malheur d’exciter l’envie par leurs succès, dans les sciences, dans les lettres, dans la chaire même, et jusque dans les dignités les plus respectables, sont qualifiés, à tort et à travers, de ce terrible nom, dont on épouvante les enfans. Que répondre à cette singulière espèce d’accusation ? S’en consoler par le mérite de ceux avec qui on la partage ; rire en silence de l’absurde méchanceté des hommes ; être assez exempt de reproches dans sa