Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/193

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
153
DE PHILOSOPHIE.

Toute la logique se réduit à une règle fort simple. Pour comparer deux ou plusieurs objets éloignes les uns des autres, on se sert de plusieurs objets intermédiaires ; il en est de même quand on veut comparer deux ou plusieurs idées. L’art du raisonnement n’est que le développement de ce principe, et des conséquences qui en résultent. (Voyez Éclaircissement, § V, page 155.)

Ce principe suppose un fait aussi cerlain qu’inexplicable, c’est que notre esprit peut non — seulement avoir plusieurs idées à la fois, mais encore apercevoir à la fois l’union ou la discordance de ces idées. C’est un des mysières de la métaphysique, que cette multiplicité instantanée d’opérations dans une substance aussi simple que la substance pensanle.

Tout raisonnement qui fait voir avec évidence la liaison ou l’opposition de deux idées, s’appelle démonstration ; les mathématiques n’emploient que des raisonnemens de cette espèce ; quelques unes des autres sciences en fournissent aussi des exemples, quoique moins fréquens ; mais le comble de l’erreur serait d’imaginer que l’essence des démonstrations consistât dans la forme géométrique, qui n’en est que l’accessoire et l’écorce, dans une liste de définitions, d’axiomes, de propositions et de corollaires. Cette forme est si peu essentielle à la preuve des vérités mathématiques, que plusieurs géomètres modernes l’ont abandonnée comme inutile.

Cependant quelques philosophes trouvant cet appareil propre à en imposer, sans doute parce qu’il les avait séduits eux-mêmes, l’ont appliqué indifféremment à toutes sortes de sujets ; ils ont cru que raisonner en forme, c’était raisonner juste ; mais ils ont montré par leurs erreurs, qu’entre les mains d’un esprit faux ou de mauvaise foi, cet extérieur mathématique n’est qu’un moyen de se tromper plus aisément soi-même et les autres. On a mis jusqu’à des figures de géométrie dans des traités de l’âme ; on a réduit en théorèmes l’énigme inexplicable de l’action de Dieu sur les créatures ; on a profané le mot de démonstration dans un sujet où les termes même de conjecture et de vraisemblance seraient presque téméraires. Aussi il ne faut que jeter les yeux sur ces propositions si orgueilleusement qualifiées, pour découvrir la grossièreté du prestige, pour démasquer le sophiste travesti en géomètre, et pour se convaincre que les titres sont une marque aussi équivoque du mérite des ouvrages, que du mérite des hommes.

Il serait sans doute à souhaiter qu’on n’employât jamais que des démonstrations rigoureuses ; il serait à souhaiter du moins que, dans les cas ou cette lumière manque, on se bornât à avouer simplement son ignorance ; mais dans la plupart des sciences,