Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/49

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
DE D’ALEMBERT.

plus grand, c’est d’être trop aisément susceptible des impressions qu’on veut lui donner.

Sans famille et sans liens d’aucune espèce, abandonné de très-bonne heure à lui-même, accoutumé dès son enfance à un genre de vie obscur et étroit, mais libre ; né, par bonheur pour lui, avec quelques talens et peu de passions, il a trouvé dans l’étude et dans sa gaieté naturelle, une ressource contre le délaissement où il était ; il s’est fait une sorte d’existence dans le monde sans le secours de qui que ce soit, et même sans trop chercher à se la faire. Comme il ne doit rien qu’à lui-même et à la nature, il ignore la bassesse, le manège, l’art si nécessaire de faire sa cour pour arriver à la fortune : son mépris pour les noms et pour les titres est si grand, qu’il a eu l’imprudence de l’afficher dans un de ses écrits ; ce qui lui a fait, dans cette classe d’hommes orgueilleux et puissans, un assez grand nombre d’ennemis, qui voudraient le faire passer pour le plus vain de tous les hommes ; mais il n’est que fier et indépendant, plus porté d’ailleurs à s’apprécier au-dessous qu’au-dessus de ce qu’il vaut.

Personne n’est moins jaloux des talens et des succès des autres, et n’y applaudit plus volontiers, pourvu néanmoins qu’il n’y voie ni charlatanerie ni présomption choquante ; car alors il devient sévère, caustique, et peut-être quelquefois injuste.

Quoique sa vanité ne soit pas aussi excessive que bien des gens le croient, elle n’est pas non plus insensible ; elle est même très-sensible, au premier moment, soit à ce qui la flatte, soit à ce qui la blesse ; mais le second moment et la réflexion remettent bientôt son âme à sa place, et lui font voir les éloges avec assez d’indifférence, et les satires avec assez de mépris.

Son principe est qu’un homme de lettres qui cherche à fonder son nom sur des monumens durables, doit être fort attentif à ce qu’il écrit, assez à ce qu’il fait, et médiocrement à ce qu’il dit. D’Alembert conforme sa conduite à ce principe ; il dit beaucoup de sottises, n’en écrit guère, et n’en fait point.

Personne ne porte plus loin que lui le désintéressement ; mais il n’a ni besoins, ni fantaisies ; ces vertus lui coûtent si peu, qu’on ne doit pas l’en louer, ce sont plutôt en lui des vices de moins que des vertus de plus.

Comme il y a très-peu de personnes qu’il aime véritablement, et que d’ailleurs il n’est pas fort affectueux avec celles qu’il aime, ceux qui ne le connaissent que superficiellement le croient peu capable d’amitié : personne cependant ne s’intéresse plus vivement au bonheur ou au malheur de ses amis ; il en perd le sommeil et le repos, et il n’y a point de sacrifice qu’il ne soit prêt à leur faire.