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LETTRES SUR L’INDE

— Et vous, Sâb, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne sais vraiment qu’en penser, Ismaïl.

— Avez-vous vu la Mêm Sâb, Sâb ?

— Non, Ismaïl, je ne joue pas du piano.

— Ah ! c’est sans doute pour cela. »

Pauvre Mêm Sâb ! Si j’étais de tempérament imaginatif, j’aurais pu sinon la voir, du moins l’entendre.

Car chaque jour, la nuit tombée, une plainte étrange s’élève ; c’est une clameur aiguë qui vient du lointain, un cri désespéré ; il s’approche, s’abaisse en s’approchant, s’adoucit comme traversé d’une espérance, puis remonte, se prolonge en un crescendo d’agonie et s’en va mourir au lointain, comme meurt toute clameur humaine. Ce n’est point le gémissement de la Mêm Sâb, qui est morte sans pousser un cri ; c’est le cri des chacals affamés qui prennent possession de la nuit. C’est une clameur sinistre la première fois qu’on l’entend : peu à peu, en dépit de vous, elle prend un charme lugubre dont on a peine à se défendre. Pour qui écoute dans la sincérité du cœur, toutes les voix de la nature prennent un sens et une âme qui, sourdement et à la longue, parlent une langue de plus en plus claire, et toute une philosophie de la vie s’envolait sur les ailes de cette plainte amère.