Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/203

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Ce diſant, elle le regardait dans les yeux si triſtement & franchement, qu’Ulenſpiegel vit bien qu’elle diſait vrai. Puis l’interrogeant :

— D’où venaient ces cris ? dit-il, où allaient ces hommes ? Pourquoi ta chemiſe eſt-elle déchirée à l’épaule & au dos ? Pourquoi portes-tu au front & à la joue des traces d’ongles ?

— Écoute, dit-elle, mais ne nous fais point brûler, Ulenſpiegel. Katheline, que Dieu sauve de l’enfer ! a, depuis vingt-trois jours, pour ami un diable vêtu de noir, botté & éperonné. Il a la face brillante du feu que l’on voit en été sur les vagues de la mer quand il fait chaud.

— Pourquoi es-tu parti, Hanſke, mon mignon ? diſait Katheline. Nele eſt méchante.

Mais Nele pourſuivant son propos, diſait : — Il crie comme une orfraie pour annoncer sa préſence. Ma mère le voit dans la cuiſine tous les samedis. Elle dit que ses baiſers sont froids & que son corps eſt comme neige. Il la bat quand elle ne fait point tout ce qu’il veut. Il lui apporta une fois quelques florins, mais il lui en prit toutes les autres.

Durant ce récit, Soetkin, joignant les mains, priait pour Katheline. Katheline joyeuſe diſait :

— À moi n’eſt plus mon corps, à moi n’eſt plus mon eſprit, mais à lui. Hanſke, mon mignon, mène-moi encore au sabbat. Il n’y a que Nele qui ne veuille jamais venir ; Nele eſt méchante.

— À l’aube, il s’en allait, continuait la fillette ; le lendemain, ma mère me racontait cent choſes bien étranges… Mais il ne faut pas me regarder avec de si méchants yeux, Ulenſpiegel. Hier, elle me dit qu’un beau seigneur, vêtu de gris & nommé Hilbert, voulait m’avoir en mariage & viendrait céans pour se montrer à moi. Je répondis que je ne voulais point de mari, ni laid ni beau. Par autorité maternelle, elle me força de demeurer levée à les attendre ; car elle ne perd point du tout le sens quand il s’agit de ses amours. Nous étions à demi déſhabillées, prêtes à nous coucher ; je dormais sur la chaiſe qui eſt là. Quand ils entrèrent, je ne m’éveillai point. Soudain je sentis quelqu’un m’embraſſant & me baiſant sur le cou. Et à la lueur de la lune brillante, je vis une face claire comme sont les crêtes des vagues de la mer en juillet, quand il va tonner, & j’entendis qu’on me diſait à voix baſſe : « Je suis Hilbert, ton mari ; sois mienne, je te ferai riche ». Le viſage de celui qui parlait avait une odeur de poiſſon. Je le repouſſai ; il me voulut prendre par violence, mais j’avais la force de dix hommes comme lui. Toutefois, il me déchira ma chemiſe, me bleſſa au