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LES DEUX TESTAMENTS

fille, car c’était une ancienne amie intime et dévouée.

Elle était encore toute essoufflée par le combat qu’elle avait eu à soutenir contre le vent.

— Bonjour, Mme Bonneville ! bonjour, ma belle Emma ! J’ai cru que le vent allait m’emporter à la rivière, tantôt. « Il fait un vrai vent à écorner les bœufs » comme disait mon grand-père. Enfin me voilà arrivée.

— Aussi pourquoi sortir par un temps pareil, Mme Prévost ? Ce n’est pas que votre visite ne nous cause un grand plaisir, mais je trouve cela un grand risque que de sortir par un vent terrible comme ça. On est toujours exposé à recevoir une enseigne par la tête. (Mme Bonneville était très nerveuse.).

— C’est que j’avais une nouvelle à vous apprendre, dit Mme Prévost en se débarrassant de son châle et de son chapeau. Et j’étais trop impatiente pour attendre à demain.

Mais je vais vous conter ça, ajouta-t-elle, en s’installant dans la chaise berçante, qu’elle remplit entièrement, car c’était une femme très bien prise, qui pesait 205 livres, comme elle le disait souvent avec orgueil.

Figurez vous, commença-t-elle, en regardant tour à tour Mme Bonneville et sa fille, qui s’étaient assises près d’elle, et l’écoutait attentivement, figurez-vous, que ce matin, pendant que je lavais ma vaisselle, j’entends tout à coup la sonnette, puis le sifflet du facteur.

Cela m’a donné un coup. Je n’avais pas reçu de lettres de personne depuis celle de mon frère, l’année dernière, qui m’annonçait la mort de ma pauvre défunte mère, et tout de suite, j’ai pensé à une mauvaise nouvelle.

Mais j’ai couru bien vite, toujours, en m’essuyant les mains sur mon tablier, et j’ai pris en tremblant la lettre que l’homme me tendait. Mais ce qui me rassura en la regardant, c’est que l’enveloppe n’était pas bordée en noir comme une lettre de deuil. C’est pas une mort, toujours, me suis-je dit.

Pendant que Mme Prévost parlait, Emma, qui trouvait ces détails ennuyeux, cessa d’écouter et se mit à penser à autre chose.

Voilà ce que dit l’imitation à propos des pensées. « Je suis là où est ma pensée, et ma pensée est ordinairement où est ce que j’aime. »

Emma se laissait donc aller à une douce rêverie, quand Mme Prévost, s’adressant directement à elle, la ramena subitement au sentiment de la réalité.

La bonne femme lui disait.