Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/115

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Mon ami, d’un tranquille coup d’œil, l’a vu aussi, le mort ambiant. Et, tandis que passent les plats savants, et que les mots aisés sortent de nos bouches distraites, il me regarde. Et ses yeux se troublent, deviennent foncés et lourds… Oh ! cette tendresse de mon ami, cette pitié de mon ami, cette douce angoisse de mon ami, plus douce dans ce décor sinistre où s’est rongée ma jeunesse…

« Là-bas, chez vous… » Cette phrase méprisante de ma belle-mère, tombant sur mon cœur, y sonne comme une cloche de joie… Oh ! oui, là-bas, là-bas, chez nous…

— Les choses que Claude aimait…

Parlez, parlez, pauvre femme, ressuscitez votre fils, faites planer le fantôme ! bientôt, je serai chez nous, loin de cette prison, loin de votre joug d’éternelle pleureuse ; chez nous, là-bas, avec mon petit, près de mon ami… Le tableau miraculeusement se colore, s’anime, grandit, si vivant, si glorieux, que je reste abîmée, les yeux dans ma vision, les mains jointes, dans l’extase.

Ma belle-mère dit :

— N’est-ce pas, Mona, quand Claude disait…

Mais regardez-moi donc, mère absorbée, voyez l’éclat qui m’inonde, voyez mes cheveux jeter de l’or dans l’ombre, mes lèvres se gonfler de sang, mes yeux luire jusqu’à me blesser de leur éclat…