Page:Gilson - Celles qui sont restées, 1919.djvu/65

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tablées de bridge, les siestes accablées, le bavardage flirteur à ripostes de jeux de balle, les divines soirées de terrasse sous la lune dans le friselis des feuilles remuées, les boissons traîtresses qui tordent l’estomac comme un poison glacé ; même nos regards rencontrés, ou nos mains, se touchant brusquement dans le hasard d’un jeu… Nous étions l’insouciance, la jeunesse, l’été hilare et palpitant…

Et puis, brusquement, tu t’es penché sur mon rire, tout pâle de détresse, et tu m’as dit : donne-le moi… Je t’ai regardé, essayant de comprendre pourquoi tu l’exigeais, pourquoi je te le devais ; j’ai eu peur, un moment, comme si tu allais prendre mon rire précieux, et t’encourir avec. Et puis, tu t’es mis à me dire des mots merveilleux, mes premiers mots d’amour, tu te souviens, tout bas, en les mordant, en les retenant, en les glissant comme des caresses sous mes mains protectrices, jusqu’à mon cœur. Je ne sais à quel moment tes lèvres sont venues à la place de tes mots, ni lesquels ont écarté mes mains…

Et alors, dans le vide clair de mon esprit, il est entré une chose énorme, comme un éblouissement : j’ai été aimée. Oui, déjà alors, un pressentiment de gravité m’a effleurée ; une solennité immobilisait un instant ma pensée et mon