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CHAPITRE VI

Ainsi possédée par cette passion si fervente et d’un caractère presque mystique, Emmelina, plus que jamais, ignora ce qui se passait autour d’elle ; et à cette remarque faite dans le chapitre précédent, que son intelligence ne s’accrut nullement en raison du progrès de l’exaltation de son âme, je pourrais ajouter qu’elle devint encore plus nulle que par le passé sur tous les points qui tiennent à l’existence ordinaire. Ainsi autrefois, dans son fauteuil, sur le sein de sa mère, dans les bras de Jeanne, elle prenait quelquefois part à la vie de tous ; un incident réussissait à la frapper ; il arrivait (rarement sans doute, mais enfin il arrivait quelquefois) qu’un mot l’attachait, et alors elle souriait, ou donnait une marque quelconque de plaisir. Du moment qu’elle fut amoureuse, cette faible part à l’existence commune lui fut aussi retirée. Elle devint comme les gens dont parle l’Évangile, qui ont des oreilles et des yeux, mais qui ne voient ni n’entendent. M. Irnois et le reste de l’aréopage traitaient cela d’indifférence croissante ; les dignes bourgeois se trompaient : c’était impuissance. L’amour avait fait pour cette nature embrumée tout ce qu’il avait pu ; il s’en était emparé, il l’avait absorbée, il l’avait introduite dans son univers, et l’avait absolument détachée de tout ce qui n’était pas lui.

Pour Emmelina, l’univers entier, c’était l’espace qui s’étendait de son fauteuil à la fenêtre de l’artisan, distance