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Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/137

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— Nierez-vous donc l’immortalité de l’âme ?

— Un verre de vin !

— La récompense et le châtiment ?

— Quelle saveur ! dit Mathurin après avoir bu et contractant ses lèvres sur ses dents.

— Le plan de l’univers, qu’en pensez-vous ?

— Et toi, que penses-tu de l’étoile de Sirius ? penses-tu mieux connaître les hommes que les habitants de la lune ? l’histoire même est un mensonge réel.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que les faits mentent, qu’ils sont et qu’ils ne sont plus, que les hommes vivent et meurent, que l’être et le néant sont deux faussetés qui n’en font qu’une, qui est le toujours !

— Je ne comprends pas, maître.

— Et moi encore moins, répondit Mathurin.

— Cela est bien profond, dit Jacques aux trois quarts ivre, et il y a sous ce dernier mot une grande finesse.

— N’y a-t-il pas entre moi et vous deux, entre un homme et un grain de sable, entre aujourd’hui et hier, cette heure-ci et celle qui va venir, des espaces que la pensée ne peut mesurer et des mondes de néants entiers qui les remplissent ? La pensée même peut-elle se résumer ? Te sens-tu dormir ? et lorsque ton esprit s’élève et s’en va de son enveloppe, ne crois-tu pas quelquefois que tu n’es plus, que ton corps est tombé, que tu marches dans l’infini comme le soleil, que tu roules dans un gouffre comme l’Océan sur son lit de sable, et ton corps n’est plus ton corps, cette chose tourmentée, qui est sur toi, n’est qu’un voile rempli d’une tempête qui bat ? t’es-tu pris à douter de la nature, de la sensation elle-même ? Prends un grain de sable, il y a là un abîme à creuser pendant des siècles ; palpe-toi bien pour voir si tu existes, et quand tu sauras que tu existes, il y a là un infini que tu ne sonderas pas.