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Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/231

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Aucun en effet ne vient pour moi, aucun ne me connaît, ils cherchent peut-être en moi une certaine femme comme je cherche en eux un certain homme ; n’y a-t-il pas, dans les rues, plus d’un chien qui s’en va flairant dans l’ordure pour trouver des os de poulet et des morceaux de viande ? de même, qui saura tous les amours exaltés qui s’abattent sur une fille publique, toutes les belles élégies qui finissent dans le bonjour qu’on lui adresse ? Combien j’en ai vu arriver ici le cœur gros de dépit et les yeux pleins de larmes ! les uns, au sortir d’un bal, pour résumer sur une seule femme toutes celles qu’ils venaient de quitter ; les autres, après un mariage, exaltés à l’idée de l’innocence ; et puis des jeunes gens, pour toucher à loisir leurs maîtresses à qui ils n’osent parler, fermant les yeux et la voyant ainsi dans leurs cœurs ; des maris pour se refaire jeunes et savourer les plaisirs faciles de leur bon temps, des prêtres poussés par le démon et ne voulant pas d’une femme, mais d’une courtisane, mais du péché incarné, ils me maudissent, ils ont peur de moi et ils m’adorent ; pour que la tentation soit plus forte et l’effroi plus grand, ils voudraient que j’eusse le pied fourchu et que ma robe étincelât de pierreries. Tous passent tristement, uniformément, comme des ombres qui se succèdent, comme une foule dont on ne garde plus que le souvenir du bruit qu’elle faisait, du piétinement de ces mille pieds, des clameurs confuses qui en sortaient. Sais-je, en effet, le nom d’un seul ? ils viennent et ils me quittent, jamais une caresse désintéressée, et ils en demandent, ils demanderaient de l’amour, s’ils l’osaient ! il faut les appeler beaux, les supposer riches, et ils sourient. Et puis ils aiment à rire, quelquefois il faut chanter, ou se taire ou parler. Dans cette femme si connue, personne ne s’est douté qu’il y avait un cœur ; imbéciles qui louaient l’arc de mes sourcils et l’éclat de mes épaules, tout heureux d’avoir à bon marché un