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DEUX MALHEURS MÊLÉS…

C’était cette vieille femme, ornée du nom de principale locataire et en réalité chargée des fonctions de portière, qui lui avait loué ce logis dans la journée de Noël. Il s’était donné à elle pour un rentier ruiné par les bons d’Espagne, qui allait venir demeurer là avec sa petite-iîlle. Il avait payé six mois d’avance et chargé la vieille de meubler la chambre et le cabinet comme on a vu. C’était cette bonne femme qui avait allumé le poêle et tout préparé le soir de leur arrivée.

Les semaines se succédèrent. Ces deux êtres menaient dans ce taudis misérable une existence heureuse.

Dès l’aube Cosette riait, jasait, chantait. Les enfants ont leur chant du matin comme les oiseaux.

Il arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait sa petite main rouge et crevassée d’engelures et la baisait. La pauvre enfant, accoutumée à être battue, ne savait ce que cela voulait dire, et s’en allait toute honteuse.

Par moments elle devenait sérieuse et elle considérait sa petite robe noire. Cosette n’était plus en guenilles, elle était en deuil. Elle sortait de la misère et elle entrait dans la vie.

Jean Valjean s’était mis à lui enseigner à lire. Parfois, tout en faisant épeler l’enfant, il songeait que c’était avec l’idée de faire le mal qu’il avait appris à lire au bagne. Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. Alors le vieux galérien souriait du sourire pensif des anges.

Il sentait là une préméditation d’en haut, une volonté de quelqu’un qui n’est pas l’homme, et il se perdait dans la rêverie. Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme les mauvaises.

Apprendre à lire à Cosette, et la laisser jouer, c’était à peu près là toute la vie de Jean Valjean. Et puis il lui parlait de sa mère et il la faisait prier.

Elle l’appelait : père, et ne lui savait pas d’autre nom.

Il passait des heures à la contempler habillant et déshabillant sa poupée, et à l’écouter gazouiller. La vie lui paraissait désormais pleine d’intérêt, les hommes lui semblaient bons et justes, il ne reprochait dans sa pensée plus rien à personne, il n’apercevait aucune raison de ne pas vieillir très vieux maintenant que cette enfant l’aimait. Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts d’une pensée égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu’elle serait laide.

Ceci n’est qu’une opinion personnelle ; mais pour dire notre pensée tout entière, au point où en était Jean Valjean quand il se mit à aimer Cosette, il ne nous est pas prouvé qu’il n’ait pas eu besoin de ce ravitaillement pour persévérer dans le bien. Il venait de voir sous de nouveaux aspects la méchanceté des hommes et la misère de la société, aspects incomplets et qui