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LES MISÉRABLES. — MARIUS.

fini par s’en occuper beaucoup moins que du chat ou du perroquet qu’il est probable qu’elle avait.

Ce qui accroissait la souffrance secrète du père Gillenormand, c’est qu’il la renfermait tout entière et n’en laissait rien deviner. Son chagrin était comme ces fournaises nouvellement inventées qui brûlent leur fumée. Quelquefois, il arrivait que des officieux malencontreux lui parlaient de Marius, et lui demandaient : — Que fait, ou que devient monsieur votre petit-fils ? — Le vieux bourgeois répondait, en soupirant, s’il était trop triste, ou en donnant une chiquenaude à sa manchette, s’il voulait paraître gai : — Monsieur le baron Pontmercy plaidaille dans quelque coin.

Pendant que le vieillard regrettait, Marius s’applaudissait. Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avait ôté l’amertume. Il ne pensait àM. Gillenormand qu’avec douceur, mais il avait tenu à ne plus rien recevoir de l’homme qui avait été mal pour son père. — C’était maintenant la traduction mitigée de ses premières indignations. En outre, il était heureux d’avoir souffert, et de souffrir encore. C’était pour son père. La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. Il se disait avec une sorte de joie que — c’était bien le moins ; — que c’était — une expiation ; — que, — sans cela, il eût été puni, autrement et plus tard, de son indifférence impie pour son père et pour un tel père ; qu’il n’aurait pas été juste que son père eût eu toute la souffrance, et lui rien ; — qu’était-ce d’ailleurs que ses travaux et son dénûment comparés à la vie héroïque du colonel ? qu’enfin sa seule manière de se rapprocher de son père et de lui ressembler, c’était d’être vaillant contre l’indigence comme lui avait été brave contre l’ennemi ; et que c’était là sans doute ce que le colonel avait voulu dire par ce mot : il en sera digne. — Paroles que Marius continuait de porter, non sur sa poitrine, l’écrit du colonel ayant disparu, mais dans son cœur.

Et puis, le jour où son grand-père l’avait chassé, il n’était encore qu’un enfant, maintenant il était un homme. Il le sentait. La misère, insistons-y, lui avait été bonne. La pauvreté dans la jeunesse, quand elle réussit, a cela de magnifique qu’elle tourne toute la volonté vers l’effort et toute l’âme vers l’aspiration. La pauvreté met tout de suite la vie matérielle à nu et la fait hideuse ; de là d’inexprimables élans vers la vie idéale. Le jeune homme riche a cent distractions brillantes et grossières, les courses de chevaux, la chasse, les chiens, le tabac, le jeu, les bons repas, et le reste ; occupations des bas côtés de l’âme aux dépens des côtés hauts et délicats. Le jeune homme pauvre se donne de la peine pour avoir son pain ; il mange ; quand il a mangé, il n’a plus que la rêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne ; il regarde le ciel, l’espace, les astres, les fleurs, les enfants, l’humanité dans laquelle il souffre, la création dans laquelle il rayonne. Il regarde