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LA CATASTROPHE.

mable épouvante. Zieten sabrant la France à son aise. Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette fuite.

À Genappe, on essaya de se retourner, de faire front, d’enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On barricada l’entrée du village ; mais à la première volée de la mitraille prussienne, tout se remit à fuir, et Lobau fut pris. On voit encore aujourd’hui cette volée de mitraille empreinte sur le vieux pignon d’une masure en brique à droite de la route, quelques minutes avant d’entrer à Genappe. Les prussiens s’élancèrent dans Genappe, furieux sans doute d’être si peu vainqueurs. La poursuite fut monstrueuse. Blücher ordonna l’extermination. Roguet avait donné ce lugubre exemple de menacer de mort tout grenadier français qui lui amènerait un prisonnier prussien. Blücher dépassa Roguet. Le général de la jeune garde, Duhesme, acculé sur la porte d’une auberge de Genappe, rendit son épée à un hussard de la Mort qui prit l’épée et tua le prisonnier. La victoire s’acheva par l’assassinat des vaincus. Punissons, puisque nous sommes l’histoire : le vieux Blücher se déshonora. Cette férocité mit le comble au désastre. La déroute désespérée traversa Genappe, traversa les Quatre-Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes, traversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s’arrêta qu’à la frontière. Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? la grande armée.

Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus haute bravoure qui ait jamais étonné l’histoire, est-ce que cela est sans cause ? Non. L’ombre d’une droite énorme se projette sur Waterloo. C’est la journée du destin. La force au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. De là le pli épouvanté des têtes ; de là toutes ces grandes âmes rendant leur épée. Ceux qui avaient vaincu l’Europe sont tombés terrassés, n’ayant plus rien à dire ni à faire, sentant dans l’ombre une présence terrible. Hoc erat in fatis. Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. Waterloo, c’est le gond du dix-neuvième siècle. La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. La panique des héros s’explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus que du nuage, il y a du météore. Dieu a passé.

À la nuit tombante, dans un champ près de Genappe, Bernard et Bertrand saisirent par un pan de sa redingote et arrêtèrent un homme hagard, pensif, sinistre, qui, entraîné jusque-là par le courant de la déroute, venait de mettre pied à terre, avait passé sous son bras la bride de son cheval, et, l’œil égaré, s’en retournait seul vers Waterloo. C’était Napoléon essayant encore d’aller en avant, immense somnambule de ce rêve écroulé.