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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


le firent déjeuner et causer[1]. Pour Cavaignac, c’était la preuve certaine de l’existence du Syndicat.

Ses officiers, ceux-là même qui n’avaient dans l’affaire aucun intérêt personnel, raisonnaient à sa façon, déraisonnaient, enfiévrés par la haine jusqu’à la folie. Le cabinet noir ayant arrêté plusieurs lettres de Picquart (pendant son séjour en Afrique) et Henry en ayant fait prendre copie, Cuignet y trouva d’autres « preuves « des manœuvres coupables de l’ancien chef du service des Renseignements. Dans l’une, il était question d’un tableau du peintre Boecklin, le Bois Sacré, au musée de Bâle ; dans un autre, du poète allemand Ruckert, de Beethoven et du critique musical Bellaigue. Cuignet n’eut pas un doute sur ce « langage convenu » : le bois, c’était l’État-Major allemand installé à Berlin près du Thiergarten ; Boecklin, le général Von Bock ; Beethoven, Scheurer ; Bellaigue, Leblois ; et Ruckert quelque ami mystérieux de Dreyfus[2]. Pourquoi pas ? Dans les lettres de Ducasse, Picquart s’appelait bien le « bon Dieu », Curé le « Demi-Dieu », Desvernine « Cagliostro », et Mlle de Comminges « la souveraine ».

  1. Instr., Fabre 69, Savignaud ; Cass., I, 377, Cuignet ; rapport de Junck.
  2. Tavernier, par la suite, interrogea sévèrement Picquart sur ses lettres. Dans la seconde, Picquart faisait allusion à la sonate 78 de Beethoven, dédiée à la comtesse Brunswick qui fut fiancée au maître et qu’il appelait « l’immortelle bien-aimée ». Picquart avait écrit : « Il y avait dans cette lettre une poésie de Ruckert. Je n’ai pas manqué de lire l’article du Temps du 2 novembre sur la « bien-aimée ». T’ai-je dit que j’ai acheté l’Unsterbliche Geliebte dont parlait Bellaigue dans son article sur Beethoven ? Cuignet traduisit : « Il y avait dans cette lettre un pli pour Ruckert (?) Je lis dans le Temps du 2 novembre l’article sur notre affaire. J’ai acheté le journal étranger où il est question d’un haut fonctionnaire et d’un avocat qui vont faire de la musique sur l’affaire Dreyfus. » (Picquart, Revue Blanche du 1er mai 1901 et Aurore du 10 avril 1903.)