Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/129

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
CAVAIGNAC MINISTRE

Tous les convives stupéfaits se regardèrent. Ce silence lui échappa. Il développa son projet, énuméra les individus qu’il proposait d’arrêter, de déférer à la Haute Cour : Scheurer et Trarieux, Leblois et Picquart, Christian ; et les écrivains ; pour l’Aurore : Vaughan, Clemenceau, Urbain Gohier ; pour le Radical : Ranc, Victor Simond ; pour la Petite République : Jaurès, Gérault-Richard ; pour le Siècle : Yves Guyot et moi ; Zola, et, comme de juste, Mathieu Dreyfus et Bernard Lazare.

Vallé, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, ancien avoué à Épernay, qui connaissait le droit, osa l’interrompre par ce qu’il crut une facétie : « Et les avocats aussi ? — Parfaitement, reprit Cavaignac, les avocats aussi, Labori et Demange. »

Les ministres ne furent pas loin de le tenir pour fou. Brisson, grave et sec, lui marqua en quelques mots qu’il ne se prêterait jamais à un pareil procès, qu’il ne permettrait même pas d’en saisir officiellement le Conseil. Cavaignac, décontenancé, n’insista pas, mais remit sa note à Brisson[1].

Après un tel accès d’aliénation d’esprit, on s’étonnera que Brisson ne lui ait pas demandé sa démission, ait

  1. Souvenirs de Brisson, dans le Siècle du 12 mai 1903 ; il revient, à plusieurs reprises, sur l’incident, appelle le projet de Cavaignac « un dessein monstrueux ». — Le récit de Brisson m’a été confirmé par plusieurs de ses collègues : Lockroy, Trouillot, Mougeot, Vallé. — Dès le 20 septembre 1898, au lendemain de la démission de Cavaignac, la Libre Parole raconta assez exactement cette « soirée historique ». D’après ce récit, Brisson se serait écrié : « C’est fou ! c’est insensé ! » Bourgeois aurait objecté seulement que la commission d’instruction de la Haute Cour rendrait une ordonnance de non-lieu ; l’idée de Cavaignac (qui eût tort de ne pas insister, de ne pas tenir tête « au vieux gredin ») aurait « souri » à trois ministres, Lockroy, Tillaye et Viger. — Lockroy m’a dit que le projet de Cavaignac lui parut l’œuvre d’un fou.