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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Le spectacle fut dramatique. D’une part, le terrible forban, luttant pour le dernier lambeau d’honneur officiel qui lui restait, d’une logique pressante, plaisantin et féroce, ses yeux mauvais lui sortant de la tête, d’accusé transformé tout d’un coup en accusateur ; de l’autre, ce fantoche compliqué, demi-dandy, demi-lettré, égaré dans une histoire de brigands, qui avait l’air de mentir quand il disait la vérité, et n’osa jamais la dire tout entière, écrasé d’avance sous son affreuse et ridicule renommée.

Il s’étonnait, s’indignait d’avoir été cité seul par Esterhazy, alors qu’Henry en avait fait cent fois plus que lui, les soupçonnait de s’être concertés pour le perdre dans ce guet-apens[1], de se sauver en le perdant, et, paralysé ainsi par la peur, par la colère, par la honte, par un reste de galanterie et de loyauté envers les chefs et les camarades qui l’avaient poussé dans cette aventure où sombrait sa fortune, il balbutiait, cherchait ses mots, équivoquait, se rétractait, s’enfuyait dans le silence, en ressortait brusquement comme une bête traquée et affolée, s’enfonçait, sous le ricanement d’Esterhazy qui surnageait.

Dans son jargon alambiqué, aux mots vagues et cauteleux, qui était tout l’homme, il avoua sans avouer, dénonça sans dénoncer, donna à ces soldats étonnés l’impression du pire.

Première question d’Esterhazy : « Le témoin me croit-il capable d’avoir manqué à la discipline et à l’honneur ? » Du Paty : « J’ai appris en octobre qu’on cherchait à compromettre M. Esterhazy. On n’avait rien relevé contre lui, si ce n’est des écarts peu sérieux, Je n’ai pas cru pouvoir le laisser étrangler sans défense

  1. Instr. Tavernier, 23 juillet 1899, Du Paty.