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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/152

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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Son ami Gast l’emmena à Ville d’Avray, où il avait une hospitalière maison, un grand parc et des pâturages (9 juin). Il y trouverait le calme familial, loin des fâcheux, et l’air pur de la campagne, après l’anémiante atmosphère des prisons. C’était, par une éloquente coïncidence, le jour même où Dreyfus s’embarquait pour la France, quittait « l’île maudite[1] ».

Trarieux, chez qui, il y a onze mois, il avait passé sa dernière soirée de liberté, le reçut à dîner le lendemain ; des centaines d’amis vinrent l’y saluer ; Mathieu Dreyfus se jeta dans ses bras en pleurant.

Ce fut le moment le plus heureux de Picquart, aimé et célébré alors comme peu d’hommes le furent, et jouissant de l’être, dans une simplicité faite de joie et de légitime fierté. Il pouvait regarder avec satisfaction dans son passé, noble par les victoires qu’il avait remportées sur lui-même, son sacrifice et sa fermeté dans l’épreuve, à travers les imbéciles et cruelles persécutions ; et avec confiance dans l’avenir, pourvu qu’il y restât l’homme patient, juste et fort qu’il était devenu. Le monde le tenait pour une parure de la France et l’unissait indissolublement, semblait-il, à Dreyfus.

Ce soir-là encore, comme au soir de l’arrêt de la Cour de cassation, les amis de la justice se sentaient fraternellement heureux. Venus, dans une même pensée, des partis les plus éloignés et les plus hostiles, ils s’étaient réconciliés ou mieux connus dans la bataille et se flattaient que leur accord défierait le temps.

La même croyance, à des heures pareilles de péril ou de gloire, avait rempli le cœur des hommes de la Révolution ; et ce fut, encore une fois, une illusion. Déjà, il y avait des fêlures dans le bloc revisionniste, non seu-

  1. Cinq années, 319.