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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Haliguen, avertis par des pêcheurs qui avaient rencontré et reconnu le Sfax[1], une compagnie de ligne, venue du fort voisin de Penthièvre, Viguié, le directeur de la Sûreté, entouré d’Hennion et de commissaires de police, suivaient avec inquiétude les feux du Caudan, le stationnaire qui avait été désigné pour prendre Dreyfus et qui cherchait en vain à se rapprocher du croiseur, tanguait dans la nuit. Le capitaine de port disait qu’il y avait danger à mettre une embarcation à la mer.

Cependant, vers 9 heures du soir, le commandant du Caudan détacha une baleinière, avec dix rameurs, sous les ordres d’un officier qui réussit à aborder le Sfax. Dreyfus ne put que se précipiter le long de l’échelle, tomba dans le canot, « qui faisait des bonds effrayants sur les vagues » et, se heurtant contre le bordage, se blessa profondément aux jambes[2]. La douleur physique, le froid pénétrant des embruns, la pluie qui continuait à tomber par rafales, la course folle sous la nuit et le sifflement de la tempête, l’émotion d’un pareil retour après celui qu’il avait rêvé, secouèrent ce pauvre corps émacié, habitué depuis quatre ans aux ardeurs tropicales, d’un violent accès de fièvre et le faisaient claquer des dents. Il chercha, parvint, à force d’énergie, à se dominer. La baleinière embarquait d’énormes paquets de mer, faillit sombrer. Il lui fallut ensuite monter, avec de grands efforts, se traînant à peine, à bord du stationnaire, où pas un mot ne lui fut adressé. Il dompta, une fois de plus, la « bête », ses nerfs, sa douleur, s’enferma dans le silence. Le Caudan se rapprocha tant qu’il put du rivage,

  1. Récit du romancier Céard qui se trouvait à Port-Haliguen. (Temps du 2 juillet 1899.)
  2. Cinq Années, 322.