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LE RETOUR DE L’ÎLE DU DIABLE


qui avait amené Lucie Dreyfus ne put retenir ses larmes. Ils voulurent se parler, les paroles expiraient sur leurs lèvres ; ils ne purent ce jour-là que se regarder, lire sur leurs visages les traces de leurs souffrances et l’immense amour qui les avait soutenus, unis plus étroitement encore qu’aux jours de bonheur, à travers les supplices et les distances.

J’obtins le lendemain[1] qu’ils pussent se voir tous les jours. Dreyfus vit ensuite Mathieu et les autres membres de sa famille ; les enfants étaient restés aux environs de Paris, attendant que leur père revint de son long voyage.

Lucie Dreyfus fut surtout effrayée de l’embarras de sa parole, de la difficulté qu’il éprouvait à trouver les mots. Il s’inquiéta lui-même de celle qu’il avait à écouter ; au bout d’un quart d’heure, il devenait incapable de suivre ce qu’on lui disait. Quatre années de silence lui avaient fait perdre l’habitude des manifestations extérieures de la pensée ; il dut les rapprendre en même temps qu’apprendre l’Affaire, sa propre histoire ; il se rendit compte, aux premiers mots de sa femme, qu’il ne savait rien.

Le 3 juillet, il reçut les visites de Demange, qu’il avait chargé à nouveau de sa défense, dès qu’il connut, à l’île du Diable, le premier arrêt de la Chambre criminelle, et de Labori, qui avait demandé à Mathieu l’honneur mérité d’être adjoint au vieil avocat pour cette grande cause. Demange, sans jalousie ni amour-propre, y avait consenti. Labori assurait que leur collaboration ne se ressentirait ni de la différence d’âge ni de celle, plus grave, de tempérament.

Scheurer excepté, personne n’avait plus souffert que

  1. Par Mme Waldeck-Rousseau.
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