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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


les yeux d’une espèce de bohème, nommé Lalmand, qui se mit en tête de tirer quelque argent du vieux délateur et se présenta chez lui. Au premier mot du compagnon, qui puait la friponnerie, le parler lent et gras, la mine basse et miséreuse, tout autre l’eût éconduit. Au contraire, ce magistrat, qui avait occupé les charges les plus importantes, requis dans les plus grandes affaires et avait eu pendant tant d’années entre les mains la liberté, la vie et l’honneur d’une foule de gens, l’écouta comme un envoyé du ciel. Le drôle ne prit même pas la peine de donner un air de vraisemblance aux calembredaines qu’il lui débita d’un ton « ténébreux » et qui eussent paru plates à la foire : « Je suis l’homme que vous attendez, vous irez à Rennes et vous anéantirez les dreyfusards. Je vous apporte des preuves écrites de la trahison de Dreyfus. — Où sont-elles ? — En un lieu sûr où personne ne peut aller les chercher que moi. » Il les énuméra, « une carte vélocipédique annotée de la route de Nancy à Metz », etc. Le lendemain, « après avoir prévenu ses amis[1] », Quesnay convint avec l’inconnu d’un mode de correspondance à l’abri du cabinet noir et lui remit une dizaine de louis pour aller chercher les documents à Bâle, « le principal centre de l’espionnage allemand ». L’homme n’en croyait pas ses yeux : c’était là un juge, ç’avait été le second juge de France ! « À partir de maintenant, lui dit-il, je m’appelle Karl ! Adieu[2] ! »

Quesnay était si certain de tenir enfin la preuve écrasante qu’il l’annonça dans son journal : « On est venu

  1. Lettre de Quesnay à Karl, du 1er juillet 1899.
  2. Récit de Lalmand dans le Figaro du 5 juillet. Tout l’essentiel du récit fut confirmé par Quesnay. (Écho du 6.)