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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/333

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RENNES

Au contraire de ce public désappointé, les juges écoutèrent l’ancien ministre de la Guerre avec une attention et un intérêt soutenus, ne perdirent pas un mot[1]. Ils étaient flattés qu’il ne parlât que pour eux, les soldats, indifférent à la badauderie des civils, pesant chaque phrase, surtout celles où il avait entortillé les allusions au secret d’État qu’il leur avait fait confier en souterrain. Dreyfus, les avocats, Casimir-Perier, qui s’était assis derrière Mercier, ne comprirent rien à ces mêmes phrases, les plus importantes du discours, où en était tout le poison ; ils n’y démêlèrent que l’embarras de l’accusateur en déroute devant les faits, devant l’impossibilité de dégager Esterhazy du bordereau, et, d’ailleurs, l’entendirent à peine[2], tant il bredouillait intentionnellement, lui dont la voix, autrefois, à la tribune, portait, claire et nette, dans toute la Chambre.

C’était le beau de l’opération : non plus la communication clandestine, mais la suggestion, à la fois publique et honteuse, du faux.

Mercier y procéda avec un art consomme, tronquant les textes, falsifiant les dates, faussant les faits, parfois rien que par l’incorrection et l’obscurité du langage, l’inexactitude voulue, le vague et l’équivoque systématiques, se contredisant dans la même phrase jusqu’à l’absurde, mais toujours de façon à conduire, à ramener les juges à l’abominable mensonge sous-entendu.

Barrès, qui vit très bien le jeu de Mercier, s’amusa

  1. Barrès, 154. — « Le conseil écoutait Mercier avec une grande attention. » (Lettre de Gast.)
  2. Rennes, I, 84, Demange : « Voulez-vous me permettre de demander à M. le général Mercier d’élever un peu la voix ; nous ne l’entendons même pas du banc de la défense. »