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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


demandait douloureusement à son Dieu « de lui inspirer la plus juste décision[1] ». Tantôt il résistait à sa raison comme à une tentation, tantôt il l’écoutait comme une voix d’en haut. Il ne pouvait se déshabituer de croire à la culpabilité de Dreyfus ; pourtant, « il ne la savait pas », et, pour condamner, il faut savoir[2].

Nul état d’esprit plus inquiétant, pas même l’opinion déjà arrêtée de Jouaust, car ce que Mercier faisait précisément répéter aux juges par ses officiers et ses hommes de plume, c’était que « leur conviction pouvait parfaitement s’établir en dehors des démonstrations[3] » ; ce sophisme écarté, il n’y avait plus de preuves.

Il entreprit donc de disputer Bréon à la fois à son confesseur et à sa conscience et, jugeant apparemment ses émissaires ordinaires trop grossiers pour une diplomatie si délicate qu’il y eût fallu une femme, si ce fâcheux honnête homme n’avait eu des scrupules de tous genres[4], il eut recours au plus délié des agitateurs qui étaient venus se mettre à sa disposition. C’était cet

  1. Barrès, 213 : « Celui-ci est un mystique. Durant tout le mois du procès, il allait se prosterner dans les églises. »
  2. Ibid., 213 : « Tout cela menait, dans l’esprit de Bréon, à une distinction scrupuleuse entre croire et savoir. Il ne croyait pas à l’innocence de Dreyfus ; il croyait même à sa culpabilité, mais il ne la savait pas. En outre, il a perdu jadis un procès d’héritage par un faux notarié que les experts authentiquèrent. Ainsi construit, il pouvait se récuser. »
  3. Ibid., 160 : « Tous ont lu l’extrait du Code militaire affiché dans la salle de leurs délibérations : « Les juges ne dépendent que de leur conscience ; leur conviction peut parfaitement s’établir en dehors des démonstrations. » — Ni l’une ni l’autre de ces phrases ne se trouve dans le Code militaire — Voir p. 530.
  4. Ibid., 213 : « Bréon, c’est un homme à scrupules… Les délicats sont malheureux. »