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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


malfaiteur inconnu[1]. Et, nécessairement, les amis de Mercier relevèrent l’atroce injure, d’autant plus irrités qu’ils n’avaient pas hésité à s’indigner contre l’attentat et qu’ils avaient en même temps conscience d’avoir semé de leurs mains cette sanglante moisson. Ils n’ont point armé l’assassin, mais il est leur produit ; il y a de leur prose et de leur haine dans l’âme, farouche ou détraquée, du misérable. Tout acte, héroïque ou criminel, n’est qu’une idée qui se concrète. On s’amuse aux listes rouges : « Pour pendre Zola… Pour saigner le porc Reinach… », puis les pistolets ou les poignards font spontanément leurs fonctions[2]. On dénonce un vaste Syndicat de traîtres, puis une brute frappe l’avocat aux portes du prétoire, crime encore sans exemple dans le musée de crimes qu’est l’histoire. Jouaust, qui n’avait trouvé, dans son premier trouble, que ces quatre mots : « Cela est profondément regrettable… », fit sagement saisir les cannes et les sabres par ses gendarmes. — Au dehors, dans une course folle, fonctionnaires, journalistes et policiers se précipitèrent vers le quai où gisait Labori.

Il y avait déjà autour de lui une foule de curieux qu’il fallut écarter pour donner passage aux médecins et aux magistrats. Sa femme, la première revenue, lui tenait la tête sur ses genoux, et c’était un spectacle lamentable que celui de ce grand corps étendu dans la poussière, sous le ciel noir de nuées, et qui, tout à l’heure, serait peut-être un cadavre. La stupeur, une immense pitié, pâlissaient tous les visages ; beaucoup pleuraient. Labori s’était tourné sur le côté droit et, d’une voix très faible, se plaignait de souffrir. L’un des médecins s’assura

  1. Matin, Petite République, Écho, Lanterne, etc.
  2. Journal des Débats, Temps, Liberté du 15 août 1899.