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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


demandé assez. Brogniart eût voulu qu’il profitât de ses relations avec l’ambassadeur pour s’enquérir « de la teneur des documents du bordereau[1] » ; Carrière lui demanda « d’user de son influence » pour les avoir ; « il en serait très heureux[2] ». Trarieux avait trouvé l’accent qu’il fallait pour leur parler, un ton de confiance et de fermeté, sans le désir trop apparent de les gagner, comme Demange, et sans provocation ni dédain d’homme supérieur, comme Labori. C’est ainsi que Mornard eût conduit le procès (ou Barboux), si Mathieu Dreyfus ne s’était pas cru lié aux avocats des jours d’épreuves pour les associer à la victoire.

Les réponses de Trarieux aux questions de la défense furent moins heureuses, parce qu’il y mêla des appréciations qui dépassaient les limites d’un témoignage. Ainsi, au sujet du procès d’Esterhazy : « Si on apporte à la justice une instruction mensongère, son jugement ne peut être que mensonger… Esterhazy a été acquitté, il n’a pas été jugé[3]. » Les juges, chez qui sa déposition avait endormi l’esprit de corps, se retrouvèrent soldats ; leur solidarité, réveillée, se hérissa ; Jouaust, toujours soucieux de cacher sa pensée intime, lui reprocha « de critiquer la justice », « d’usurper le rôle de la défense ». Trarieux repartit que ces observations eussent pu s’appliquer à d’autres témoins et que « la chose jugée n’est pas un dogme » ; mais le charme était rompu. Cependant, il confondit Savignaud, l’ancien musicien qui s’obstinait à dire que Picquart avait correspondu de Tunisie avec Scheurer ; produisit deux let-

  1. Rennes, III, 441, Brogniart.
  2. Ibid., 445, Trarieux : « Est-ce une question qui m’est adressée ? — Carrière : C’est une invitation à user de votre influence. »
  3. Ibid., 483, Trarieux.