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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


le malheur, disaient que le conseil de guerre n’oserait pas ; mais ils savaient que le crime serait consommé jusqu’au bout et sentaient leur cœur mort dans leur poitrine. L’acquittement, c’eût été trop beau ; il n’y a d’apothéose de l’innocence qu’au théâtre ; ce siècle finissant n’était pas digne de voir le miracle de soldats qui seraient des juges.

Loubet, en août, recevant des conseillers d’arrondissement de Rambouillet, s’était laissé allé à dire que tout le monde aurait le devoir de s’incliner devant le jugement[1]. Les plus modérés protestèrent : « Il n’y a pas de tribunal au monde, répliqua Cornély, qui ait assez d’autorité, pas de gouvernement qui ait assez de puissance, pas de bourreau qui ait assez de supplices pour forcer les gens à admettre l’absurde. » Waldeck-Rousseau ne se crut nullement lié par l’imprudente (ou trop prudente) parole qui avait échappé au Président de la République. Résolu à ne pas faire exécuter la recondamnation qu’il prévoyait, il m’autorisa à faire savoir à Mathieu que son frère ne serait pas dégradé une seconde fois, qu’il ne retournerait pas à l’île du Diable et que le gouvernement saisirait la Cour de cassation pour les irrégularités et abus de pouvoir qui semblaient avoir été commis à Rennes.

On a raconté que Waldeck-Rousseau avait insisté pour que Labori ne prît point la parole. C’est une fable à joindre à tant d’autres. S’il inclina à préférer que Demange plaidât seul, il ne me chargea pas de le dire. On a vu que j’écrivis, au contraire, à Mathieu « qu’il

  1. « Lorsque le conseil de guerre de Rennes, dans sa pleine et entière indépendance, aura prononcé son jugement, le pays tout entier devra s’incliner, car il n’est pas de sociétés qui puissent vivre sans le respect des décisions de la justice. » (24 août 1899.)