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LA GRÂCE


nombreux (et nous le serons), de quel droit prolonger nous-mêmes le supplice d’un homme pour que nos discours et nos articles soient plus émouvants et plus sonores ? Arracher Dreyfus à ses bourreaux, c’est arracher une épine du cœur de l’humanité. Elle respirera mieux. L’air pèsera moins sur elle. Tous, nous aurons moins mal à la vie. Enfin, si l’armée et les juges de Rennes doivent accueillir la grâce avec satisfaction, quel aveu que le doute est dans leurs consciences ! S’ils n’avaient pas, eux-mêmes, honte ou peur de leur verdict, se réjouiraient-ils de le voir en morceaux ?

Cependant Jaurès et Clemenceau persistèrent dans leur opinion, mais, déjà, je les sentais ébranlés ; en fait, ni l’un ni l’autre ne tenaient les raisons sentimentales pour méprisables ; surtout, l’argument, où j’insistai, sur les effets de la grâce à l’étranger les toucha au vif. Encore quelques jours, et Clemenceau le reprendra lui-même, s’écriera, à la lecture des journaux anglais et allemands : « La France méprisée, qui aurait pu rêver cette affreuse douleur[1] ? »

III

Le lendemain (11 septembre), à la première heure, Mathieu Dreyfus entra chez moi, la figure ravagée, des « trous » sous les yeux, et, tout de suite, après que je l’eus embrassé, il me dit : « Il faut la grâce, la grâce sans retard, ou mon frère va mourir. »

Il me raconta leur dernière entrevue, de la veille, son frère, sans une plainte, d’une résignation de saint,

  1. Aurore du 14 septembre 1899.