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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


privation de la liberté, ainsi que tous les autres maux, qu’ils viennent de la nature ou des hommes, il faut en avoir souffert soi-même pour en connaître l’amertume et la dureté. Ranc, qui avait vu bien des prisonniers, disait de Picquart qu’il n’en avait rencontré aucun qui cachât les grandes et les petites misères de la captivité sous plus d’élégance et plus de calme. Comme j’incarnais « le Syndicat » dans ce qu’il avait de pire, je m’étais résigné à ne pas aller le voir derrière ses grilles. Je reçus de lui quelques lettres charmantes, d’une philosophie enjouée :

Je vais très bien ; je ne manque ni de livres, ni de cigares, ni de fleurs ; je reçois quelques lettres et quelques visites ; vous voyez que je ne suis pas à plaindre. Et tout cela viendrait à me manquer que cela irait bien quand même, car il y a une compagnie que l’on n’a pas encore pu enlever à un prisonnier : c’est celle de ses pensées.

Connaissez-vous cette anecdote d’un général russe, amoureux de la parade, qui était arrivé à faire de ses soldats des mécaniques parfaites ? Il montrait un jour avec orgueil à l’un de ses amis une compagnie d’élite et lui faisait admirer l’immobilité du rang. « Oui, ce n’est pas mal, dit l’ami, il me semble cependant apercevoir un certain flottement des poitrines… — Ah ! interrompit le général, je sais ce que tu veux dire : c’est la respiration. Cela me rend assez malheureux ; je n’ai jamais pu la leur faire perdre. »

Et voilà ! De même que ce brave général n’a jamais pu empêcher ses grenadiers de respirer, au grand détriment de l’alignement, de même on n’empêche jamais un bonhomme, si bien bouclé qu’il soit, de vivre avec sa pensée. Ce doit être une triste compagnie pour certains ; pour d’autres, je vous assure qu’elle est extrêmement agréable. Elle vit, cette pensée ; elle se permet de déduire, de juger, en pleine indépendance ; elle se permet même beaucoup d’autres choses. C’est la revanche du prisonnier.