Page:Karenin - George Sand sa vie et ses oeuvres T1.djvu/87

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création, et ignorent comment on procède pour écrire des œuvres d’art, aussi bien que le font les écrivains habitués à faire de la pseudo-création en se bornant à copier, d’après nature, des figures et des scènes avec une précision photographique. Les lecteurs de ce genre vont quelquefois plus loin encore. Ils affirment, par exemple, avoir entendu dire au comte Tolstoï qu’il n’a pu écrire la Sonate à Kreutzer que parce qu’il avait éprouvé lui-même les sentiments de Pozdnichew, et qu’il n’aurait jamais pu créer le personnage de Natacha Rostow s’il n’avait consulté des demoiselles de sa connaissance pour peindre chacun des traits de son caractère, et s’il n’avait soumis à leur jugement chacune de ses lignes (il est enjoint au lecteur perspicace de conclure que Tolstoï a peint le caractère desdites demoiselles dans le type de Natacha). Pareils lecteurs ne restent muets que si on leur demande : « Et comment Tolstoï a-t-il donc fait, s’il vous plaît, pour écrire son Histoire d’un cheval[1] ? A-t-il consulté pour cela des chevaux qu’il connaissait, ou bien a-t-il éprouvé lui-même les sensations que peut avoir un cheval ? Comment encore Shakespeare a-t-il pu écrire Othello ou Hamlet, la scène des ombres dans Macbeth, le monologue nocturne de Lady Macbeth, et celui de Juliette à sa fenêtre ?… Est-il possible que tout cela ait été éprouvé par sir William ?… » Mais ce serait la plus pitoyable idée que l’on pût se faire de la création artistique, que cette opinion qu’un auteur doit avoir « vécu » tout ce qu’il écrit. Il est bon, cela va sans dire, que l’auteur vive de la vie de

  1. Parut en français dans le volume : Léon Tolstoï, Dernières Nouvelles, traduites par Mme Eléonore Tsakny. Paris, 1887, — et dernièrement dans la Revue des Revues, traduite par MM. Léon Golschman et Ernest Jaubert.