Page:Kropotkine - La Conquête du pain.djvu/152

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machine meurt d’anémie, — n’y a-t-il pas d’autres misérables pour les remplacer ?

Mais, lorsqu’il n’y aura plus de meurt-de-faim prêts à vendre leurs bras pour une maigre pitance ; lorsque l’exploité d’hier aura reçu l’instruction et qu’il aura ses idées à coucher sur le papier et à communiquer aux autres, force sera aux littérateurs et aux savants de s’associer entre eux pour imprimer leur prose ou leurs vers.

Tant que l’écrivain considérera la blouse et le travail manuel comme un indice d’infériorité, il lui semblera stupéfiant de voir un auteur composer lui-même son livre en caractères de plomb. N’a-t-il pas la salle de gymnastique ou le domino pour se délasser ? Mais lorsque l’opprobre qui s’attache au travail manuel aura disparu ; lorsque tous seront forcés d’user de leurs bras, n’ayant plus sur qui s’en décharger, oh, alors les écrivains, ainsi que leurs admirateurs et admiratrices, apprendront vite l’art de manier le composteur ou l’appareil à caractères ; ils connaîtront la jouissance de venir tous ensemble — tous appréciateurs de l’œuvre qui s’imprime — la composer et la voir sortir, la tirer, belle de sa pureté virginale, d’une machine rotative. Ces superbes machines — instruments de torture pour l’enfant qui les sert aujourd’hui du matin au soir — deviendront une source de jouissances pour ceux qui les emploieront afin de donner des voix à la pensée de leur auteur favori.

La littérature y perdra-t-elle quelque chose ? Le poète sera-t-il moins poète après avoir travaillé dans les champs, ou collaboré de ses mains à multiplier son œuvre ? Le romancier perdra-t-il de sa connaissance du cœur humain après avoir coudoyé l’homme