Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/192

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Un beau jour qu’il s’était éloigné passablement de la grand’route, par des sentiers à peine frayés, il marchait, selon son habitude, la tête basse, absorbé dans ses pensées, sans regarder à droite ni à gauche. Revenant subitement à lui, il s’aperçut qu’il suivait au milieu d’une prairie marécageuse une voie étroite qu’il ne pouvait quitter sans enfoncer jusqu’à la cheville ; devant lui coulait un ruisseau assez large et derrière on entendait le piétinement et les mugissements du troupeau du village.

— Eh ! l’homme ! Arrête un peu tes bêtes, cria Wassiltzew.

Mais le berger, garçon de quinze ans, à moitié idiot, et auquel on n’avait donné cette place que parce qu’il était incapable de tout autre travail, ne répondit que par quelques sons inarticulés et un éclat de rire imbécile.

Wassiltzew ne savait quel parti prendre.

— Sautez le ruisseau, il n’est pas profond ! lui cria une voix rieuse, presque une voix d’enfant.

Wassiltzew regarda d’où venait ce bon conseil et vit sur un monticule, de l’autre côté du ruisseau, à une vingtaine de pas, une fillette de quinze ans environ, coiffée d’un chapeau défraîchi et vêtue d’une méchante robe d’indienne fanée.

Véra, amenée aussi en cet endroit par le désœuvrement, examinait curieusement l’individu qu’un aussi insignifiant obstacle pouvait arrêter.

— Sautez donc hardiment ! cria-t-elle encore une fois ; mais Wassiltzew restait indécis.

Alors Véra descendit en courant, traversa la prairie, enfonçant dans la vase ses chaussures éculées, et saisit une planche qu’elle lança en travers du ruisseau, éclaboussant ses bas blancs et le pantalon clair de son voisin.

Une fois hors de danger, Wassiltzew éprouva une vive confusion de s’être montré poltron. Il esquissa une formule de remerciement et resta devant Véra, souriant d’un air contraint, ne voulant pas la quitter sur cette mauvaise impression et ne sachant comment lier conversation avec cette petite sauvagesse qui le dévisageait obstinément.

— Quel livre avez-vous là ? Peut-on voir ? trouvant enfin un mot à dire.

Véra tenait sous le bras sa précieuse Vie des martyrs.

Wassiltzew ouvrit le livre à tout hasard et lut ce qui suit :

« L’empereur Dioclétien, courroucé contre l’honnête martyr Isidore, ordonna à ses gardes de le conduire au Capitole… »

— Quelle sottise ! s’écria involontairement Wassiltzew.

Les yeux bleus de Véra s’assombrirent. Avec un geste d’indignation, elle saisit le livre, tourna le dos à son interlocuteur et, sans se retourner, prit le chemin de la maison.

Ce soir-là, Wassiltzew pensa plus d’une fois à l’épisode comique du matin. Ce souvenir le faisait rire, tout en le dépitant légèrement.