Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/201

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Alors ce fut un véritable état de siège. Fallait-il tirer au clair une affaire de famille délicate et embrouillée ou adresser une requête au tribunal, on accourait à lui.



Les leçons terminées, Véra et son professeur font des lectures et s’oublient dans d’interminables causeries roulant presque toujours sur des sujets abstraits, n’ayant aucun rapport à leurs propres personnes. Aujourd’hui comme jadis ils parlent souvent des martyrs de nos jours ; Véra est toujours aussi décidée, plus décidée que jamais à suivre leurs traces.

Mais cette couronne de martyre ne se présente à son imagination que dans un avenir lointain ; pour le moment sa vie est pleine d’un charme infini et de jour en jour elle la sent meilleure et plus heureuse.

Cependant ces derniers jours lui ont semblé tristes. Wassiltzew était absent pour des affaires que lui avaient confiées les paysans, et le temps semblait long à la jeune fille, privée de sa bonne causerie du soir avec son ami. Elle n’avait plus de courage au travail et s’ennuyait.

Heureusement ces jours maussades allaient finir, car le petit domestique du voisin était accouru cette après-midi, disant que son maître était de retour et viendrait ce soir prendre le thé chez les Barantzew.

— Ainsi dans une demi-heure il sera ici ! pensait Véra et elle fut envahie par un sentiment de joie si intense qu’elle ne put rester en place et que, mettant son livre de côté, elle s’approcha de la fenêtre. Les rayons obliques du soleil couchant l’aveuglèrent d’une vive lueur : elle fut obligée de fermer les yeux.

« Comme il fait bon dehors ! Il me semble que jamais je n’ai vu un printemps aussi splendide ! Tout pousse comme par miracle ! Ce matin la pente de la colline semblait encore grise, et ce soir on peut y cueillir des perce-neige à pleines mains ! On les dirait sorties de terre toutes fleuries ! Dans un des contes que j’ai lus, on parle d’un beau garçon dont la vue était tellement perçante qu’il voyait l’herbe pousser. Cela n’a rien d’étonnant au printemps ! Si je regardais fixement, je crois que je pourrais aussi le voir… Voilà le coucou qui chante pour la première fois cette année… Que tout cela est beau ! Mon cœur est plein d’allégresse et des larmes de joie me montent aux yeux ! »

Wassiltzew entrait en ce moment. Véra courut à sa rencontre avec une telle expression de bonheur qu’il s’arrêta stupéfait. Et lui prenant les deux mains, il la contempla avec ravissement.

— Véra ! Quel changement ! J’ai eu de la peine à vous reconnaître ! Il y a deux semaines je vous ai quittée enfant, et je vous retrouve… Il n’acheva pas sa pensée, mais ses yeux dirent le reste.