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Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/211

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s’emparait encore d’elle. Wassiltzew, lui aussi, se mouvait et parlait comme en rêve.

Tous ses serviteurs, la vieille cuisinière, l’intendant, ses amis les paysans venaient l’un après l’autre prendre congé de lui.

En entrant, ils faisaient le signe de la croix devant les saintes images, puis ils s’essuyaient la bouche et l’embrassaient trois fois, sérieux, recueillis, comme à une cérémonie religieuse. Plusieurs femmes, leurs enfants dans les bras, restaient devant le perron et manifestaient leur chagrin en pleurant et priant bruyamment.

Véra, les yeux secs, les regardait entrer, sortir, soupirer et pleurer, comme elle aurait regardé des automates donnant une représentation étrange et compliquée.

Le colonel déjeunait dans la chambre à côté, faisant honneur à la vodka.

— Et vous aussi, mon petit père Stiépane Mikhaïlovitch, vous devriez prendre des forces pour le voyage ! dit-il avec bonhomie, l’encourageant.

À travers la porte entr’ouverte, il lança à la dérobée un regard curieux sur Véra, sans lui adresser une parole : il avait probablement compris qu’il ne s’agissait pas d’une femme de chambre.

Le tarantass attelé d’une troïka s’avança devant le perron. Le colonel y prit place à côté de Wassiltzew ; l’un des gendarmes monta sur le siège ; l’autre resta en faction.

— Avec l’aide de Dieu !

Les chevaux s’élancèrent et l’équipage, se balançant de côté et d’autre, roula dans la boue de la grand’route. Bientôt il disparut derrière le bois de bouleaux.

Le son des clochettes devenait de plus en plus faible ; il se tut enfin, et on n’entendit plus que les bruits harmonieux qui animent toute matinée de printemps.

La tête baissée, sans se retourner, Véra marchait lentement sur le chemin de retour. Les arbres en fleur la couvraient de leurs blanches pétales, et les branches laissaient tomber sur elle de larges gouttes de rosée parfumée. Un jeune lièvre traversa la prairie et, s’asseyant sur une motte de gazon, se mit à tambouriner de ses deux pattes de devant pour appeler sa compagne ; mais, apercevant un être humain, il rejeta ses oreilles en arrière et s’enfuit vers la forêt. Le ciel scintillait de mille feux comme si le soleil s’était fondu dans le bleu de l’éther, dorant de ses rayons l’immense voûte céleste. Tout en haut, d’un petit point noir bientôt imperceptible, jaillit dans l’espace une chanson puissante d’amour et de bonheur.