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Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/353

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— « Eh bien ! que ma présence ne te gêne pas », lui répondis-je avec calme ; « tiens, regarde cet officier aux brillantes épaulettes, ou cet avocat élégant qui te dévisage avec son monocle ! Va donc les questionner : leur extérieur est plein de promesses. »

Véra ne répondit rien et soupira tristement.

Cependant, à la fin de l’hiver, un événement se produisit qui permit enfin à Véra de réaliser ses espérances.

Dès le commencement de janvier, le bruit avait couru de nombreuses arrestations dans différentes parties de la Russie, le gouvernement ayant découvert un important complot socialiste. Bientôt la nouvelle en fut officielle ; le rapport faisait savoir aux fidèles sujets que la justice avait surpris et incarcéré soixante-quinze criminels politiques, membres d’une société secrète.



Une période d’accalmie relative avait suivi la répression de l’insurrection polonaise, l’échec de Karakozow[1] et l’exil de Tchervîchewsky en Sibérie. Ce n’est pas qu’il n’y eût de temps à autre des perquisitions et des arrestations suivies d’exil, mais aucun mouvement sérieux ne marqua cette époque. La série des attentats systématiques n’avait pas encore commencé et la propagande révolutionnaire, suivant la même marche qu’en Occident, prenait un autre caractère. Les droits politiques et l’abolition du régime autocratique passaient au second plan pour faire place aux réformes sociales qui, selon les idées de l’élite révolutionnaire, ne pourraient être acquises tant que le peuple resterait dans l’ignorance et dans la misère.

Il fallait donc de toute nécessité travailler pour le peuple, se rapprocher de lui, « se simplifier », selon l’expression de Tourguénieff dans le tableau qu’il nous donne de cette génération[2].

Les soixante-quinze criminels arrêtés, qui étaient pour la plupart de bonne famille, appartenaient à cette catégorie de propagandistes pacifiques ne préconisant ni les bombes ni la dynamite.

On leur imputait comme crime de s’être mêlés au peuple : vêtus du costume des paysans, ils s’engageaient comme ouvriers dans les fabriques avec l’espoir secret de faire de la propagande parmi leurs camarades. Souvent ils se bornaient à distribuer leurs brochures dans les cabarets et sur les marchés. Mais, étrangers aux mœurs et aux habitudes populaires, ils s’y prenaient fort maladroitement et leurs tentatives avaient pour

  1. Attentat contre l’empereur Alexandre II en 1866.
  2. Voir le roman : Terres vierges.