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Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/466

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à coups de hache, tel le nègre naïf insouciant s’amusait à voir l’Européen construire des blocages, enclore des prairies. Les pauvres hères ne pouvaient se désabuser de leur respect pour l’Européen, être supérieur, d’Outre-Bleu descendu ; ne pouvaient se guérir de l’idée que le fusil était un être vivant. On en vit qui s’élançaient vers les carabines qu’on déchargeait sur eux, ils passaient la main sur le canon afin d’arrêter la fumée et d’apaiser sa colère. Ils badaient le blanc tant qu’il ne lançait pas sur eux ses chiens danois. Hospitaliers quand même, ils ne demandaient qu’à partager avec l’étranger leur abondance ou leur misère. Quand il explorait la contrée, on lui tendait les meilleurs morceaux de venaison, le poisson gras, le fruit juteux, et la nuit, il trouvait humble et soumise, préparant sa couche, la plus jolie fille de la tribu : Accepte, seigneur d’outre-mer, accepte ! Mais le sire était de trop haute condition pour se sentir obligé envers ces espèces.


La conquête pacifique se consolide. De temps à autre le colon va courre le kangourou, histoire de régaler ses chiens. Les bergers font rude guerre au forestier rouge, tant pour le sport que pour avoir des souliers souples et ne prenant pas l’eau, des jaquettes chaudes, des manteaux moelleux et se tailler des pantoufles confortables dans la queue, qui donne en outre un excellent potage. De grands lévriers, dressés exprès, en étranglent quantité, mais il reste trop de cette « vermine » qui, broutant à côté du bétail civilisé, diminue sa ration d’herbe. Bientôt, les législateurs passent des actes en faveur du mouton qu’il faut protéger contre le dingo carnassier, protéger surtout contre son rival, l’herbivore kangourou. Des entrepreneurs, commandités par un syndicat, battent les plaines avec meutes, équipages et tireurs émérites. Pour 100 cartouches, le célèbre Donovan rapporte 98 paires d’oreilles. Un éleveur racontait à Lumholtz avoir détruit en 18 mois seulement 6,000 marsupiaux : ouallabis, kangourous-rats, grands forestiers. Cependant Mitchell, le héros des premières explorations, remontra que tuer le kangourou, c’était tuer l’indigène, comme déjà il était advenu en Tasmanie. « Le kangourou, disait-il, est plus nécessaire au nègre que le mouton à l’Européen. » Nul ne l’ignorait et personne ne s’avisa de le contredire. Mais on savait aussi qu’un forestier mange autant d’herbe que six moutons. On organisait des battues monstres auxquelles on conviait les dames, et le soir, après Champagne, on galopait triomphalement le long des bêtes couchées sur le flanc. En 1887, on évaluait encore leur nombre à 1,900,000 ; à 700,000 en 1888. Et si, mourant de faim, irrité par le spectacle des bêtes grasses, l’indigène faisait irruption dans l’enclos et s’adjugeait quelque pièce, cela s’appelait « brigandage » ; acte sévèrement qualifié, sévèrement puni par la loi des blancs, imperturbable dans les distinctions : « Le