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Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/497

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d’un homme du monde introduit dans le salon le plus correct. Son casque sur ses genoux, le corps gracieusement incliné en avant, il m’adressa la parole avec un sourire aimable : « C’est bien à la princesse Véra Barantzew que j’ai l’honneur de parler ? »

— Oui, lui répondis-je, à elle-même.

Prenant alors un air confidentiel, il me dit que l’empereur l’avait envoyé pour me demander s’il était bien vrai que je désirais épouser le criminel politique Pavlenkow et le suivre en Sibérie.

— C’est la pure vérité ! lui répondis-je.

Alors il commença à me raisonner. Était-il possible qu’une fille si jeune et si belle eût l’idée de se perdre ainsi ! Avait-elle bien pesé la gravité et les conséquences de cet acte ? Une aristocrate russe épouser un juif, un criminel d’État dont les enfants ne peuvent avoir ni nom ni position sociale !

— J’ai pensé à tout cela et je ne puis changer ma décision.

Voyant que je tenais bon, le général prit un air paternel et me saisissant les mains il m’entretint à voix basse.

— J’ai moi-même des enfants, et je vous parle comme un père parlerait à sa fille. Vous n’êtes pas la seule à qui il soit arrivé malheur ; bien d’autres jeunes filles ont passé par là ! Perdre sa vie entière pour une faute de jeunesse, ce serait insensé ! L’empereur est magnanime et le comte a beaucoup d’affection pour vous ; il veut vous prêter aide et protection. Il y a d’autres moyens d’arranger les choses et nous saurons bien vous trouver un autre époux !

Je continuai à feindre de ne pas comprendre, m’obstinant à répéter que je voulais épouser Pavlenkow et le suivre en Sibérie.

Voyant qu’il ne pouvait me convaincre, le général salua et se retira. Aussitôt je me rendis chez l’avocat de Pavlenkow pour lui conter l’affaire et le prier d’en informer son client.

Quelques jours après je reçus le factum qui m’autorisait moi, comtesse Barantzew, à épouser le juif Pavlenkow, criminel politique, après qu’il se serait fait baptiser et aurait embrassé la religion orthodoxe. La bénédiction nuptiale nous serait donnée dans l’église de la prison.

Véra se tut, plongée dans ses pensées. Ce récit m’avait bouleversée.

— Véra, dis-je enfin avec tristesse, c’est fait maintenant ; tu t’es jetée dans un abîme et il est trop tard pour se repentir. Mais dis-moi, de grâce, pourquoi tu n’es pas venue me parler de tes projets ? Je croyais que nous étions amies.

Véra m’embrassa en riant.

— Quelle question ! fit-elle, s’efforçant de plaisanter, As-tu jamais vu quelqu’un demander conseil pour se jeter dans un abîme ?