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route, nous reconnaissons enfin la triste maison de bois peinte en brun et les hangars un peu délabrés que MM. Giraud et Karl Girardet ont poétisés de leur crayon d’artiste dans le voyage du prince.

Pour le moment, les ouvriers soupent sous le hangar ; un gentilhomme, en chapeau noir, en bottes molles et en lunettes, fume à l’entrée de la mine une énorme pipe allemande ; il se montre poli et prévenant ; la conversation s’engage en anglais, mais au bout de quelque temps les connaissances un peu superficielles de notre interlocuteur dans l’idiome britannique nous forcent à parler norvégien. Il nous introduit dans une salle basse et nue où trois ouvriers, munis chacun d’une clef, ouvrent un grand coffre plein des échantillons les plus remarquables d’argent natif, puis on nous invite à descendre dans les mines.

À part quelques excavations immenses et partout célèbres, rien ne ressemble à une mine comme une autre mine ; des échelles vermoulues, de longues galeries noires dont le silence n’est troublé que par le grondement des fleuves souterrains, un brouillard humide et noir, tout un monde enterré vivant, rien de moins fait pour parler aux yeux et émouvoir l’imagination ; mais en Norvége ce serait humilier profondément la gloire nationale que de négliger les moindres détails des exploitations qui font la richesse du pays.

La mine de Kongsberg consciencieusement visitée, nous retrouvâmes avec satisfaction la terre d’en haut.

Le Norvégien en bottes nous attendait pour nous faire entrer dans l’habitation des mines et nous inscrire sur le registre des voyageurs : un toast à la vieille Norvége compléta la visite ; en sortant, il nous montra dans une salle une vitrine garnie des échantillons minéralogiques de la contrée. L’argent se présente sous deux formes dans la mine : à l’état natif, il sort en longs fils[1] d’une gangue pierreuse, ou à l’état de sulfure ; dans ce dernier cas, une gangue blanche feuilletée renferme de gros noyaux cristallins noirs. Un magnifique échantillon de ce genre décorait la cheminée. Nous voulions nous procurer quelques-uns de ces échantillons, mais ce n’est qu’en ville qu’on les achète. Là un souper passable, préparé par l’hôte, nous attendait. Nous devions partir le lendemain de grand matin pour les montagnes et, quoiqu’il fût dix heures du soir, nous envoyons nos cartes au fonctionnaire préposé à la vente des précieux cailloux ; un quart d’heure après, nous allons nous-mêmes le trouver et, tout en exprimant un dévouement sans bornes à la France, il nous vend fort cher quatre petits morceaux d’argent.

Nous le quittons et, après avoir admiré de plus près la splendeur de Larbröfoss[2], nous revenons à l’hôtel, où nous trouvons toute préparée une vaste chambre contiguë à la salle de concert de la ville. Dans le Nord, où la construction est toujours en bois et par conséquent peu coûteuse, la poste-auberge, gœstgivegaard, atteint dans les petites villes des proportions respectables ; au rez-de-chaussée, il y a cabaret pour le peuple, restaurant et table d’hôte pour les fonctionnaires ; le premier est occupé par une vaste salle de concert destinée aux solennités musicales ou chorégraphiques de l’endroit, et flanquée de deux ou trois vastes chambres au parquet de sapin, semé de petites branches vertes.


Les montagnes du Télémark. — Leurs habitants. — Hospitalité des gaards et des sœters. — Une sorcière.

Kongsberg est la dernière étape de la civilisation de ce côté de la Norvége. À quelques heures seulement de Christiania, elle participe au mouvement de la capitale. Mais n’allez pas plus loin, si vous voulez vivre autrement que de vos propres ressources. Là commencent les âpres montagnes du Télémark qui enlacent les lacs Tinn, Mjös, Totak et Bandak et vont, s’entassant les unes sur les autres, former vers l’ouest l’inaccessible barrière du Hardanger fjeld, vaste désert de neige, où l’indigène même ne s’aventure pas sans horreur.

Pendant quelques milles encore on peut se servir de la carriole ; c’est-à-dire que l’on trouve un ou deux sentiers assez larges pour lui livrer passage : frayés ou non, peu importe, dès qu’elle entre, elle va partout.

Le but principal d’une excursion en Télémark est la célèbre chute fumante, Rjukandfoss[3], la plus grande de l’Europe, je dis la plus grande et non la plus haute ni la plus forte ; car la chute du Rhin à Schaffhausen et les rapides de la Glommen à Kongsvinger l’emportent sur le Rjukan en puissance d’eau, de même que le filet d’eau qui, à Gudvangen, dans l’évêché de Bergen, tombe de 4000 pieds dans la mer, l’emporte en hauteur ; mais la célébrité du Rjukan vient à la fois de la masse imposante de ses eaux et de la hauteur immense d’où elles tombent, un lac précipité dans un autre, de mille pieds de hauteur.

Le lac Mjös, immense nappe à six branches, grossie des eaux qui tombent du Hardanger fjeld, vient se déverser par le Maan Elv dans le bassin du Tinn.

La vallée du Maan Elv peut avoir douze lieues ; c’est au tiers environ qu’a lieu la dépression énorme qui produit la chute. Pour aller de Kongsberg au Rjukan, il faut passer de la vallée de la Laagen dans celle du lac Tinn et franchir une chaîne de montagnes assez abruptes ; en faisant un coude et les tournant au sud, on suit une route assez bonne mais insignifiante. Nous devrons prendre le chemin le moins frayé et le plus pittoresque.

À quatre heures du matin, nous quittions Kongsberg et, après avoir suivi pendant une heure la Laagen chargée de bois flottés et bordée de grands sapins écorcés, nous entrons dans la montagne ou plutôt dans la forêt, car de tous côtés ce ne sont que sapins et rochers, rochers et sapins à perte de vue.

Au bout d’une autre heure, les pentes s’adoucissent et l’on entre dans une vaste prairie traversée par une

  1. Les échantillons ressemblent à des chevelures ; le plus long conservé à Copenhague a 1 mètre 50 centimètres de longueur et 50 centimètres de largeur.
  2. Foss veut dire chute, cataracte.
  3. Rjukan est le vieux mot, presque islandais ; le mot moderne est Rygende.