Page:Le Tour du monde - 14.djvu/174

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ma position difficile, je me trouvai enfin sur le bord du fleuve.

Mon premier soin, après m’être redressé et avoir respiré librement, fut de courir à l’eau pour étancher ma soif ; ensuite je m’étendis avec volupté sur la rive en songeant à la singularité de la route que je venais de parcourir, route bizarre que certainement je ne m’attendais pas à rencontrer dans mes voyages.

En examinant le cours d’eau qui était devant moi, je m’aperçus bientôt que ce n’était pas le véritable fleuve Bleu, mais probablement un de ses bras secondaires ; car il n’y avait pas plus de courant au milieu que vers la rive, et je ne devais pas m’attendre à y voir passer nos barques. Ce fut pour moi une grande déconvenue ; j’avais vraiment besoin de repos et j’aurais voulu m’arrêter.

L’endroit où je me trouvais était délicieux ; c’était un site d’une originalité charmante. De longues herbes élevaient leurs tiges jusque dans les branches des arbres et donnaient au paysage une douceur d’aspect extraordinaire ; çà et là des plantes herbacées petites et grandes montraient des formes variées, étalaient leurs feuillages déliés ; d’autres, avec leurs panaches recouverts de duvet fin et moelleux, se courbaient en gerbes gracieusement contournées. Des grèves recouvertes d’un sable fin et uni se déroulaient comme des rubans en serpentant entre l’eau et la végétation et semblaient attirer mes pas. Une nappe d’eau tranquille reflétait les accidents de ces douces rives et se perdait sinueusement dans un lointain vaporeux.

En remontant le bras du fleuve auprès duquel j’étais parvenu, je m’aperçus que sur certains points son lit était à sec, ce qui me permettait de traverser l’île pour être plutôt à même d’observer le cours principal que devaient remonter nos barques. Cette île contenait une forêt bordée d’une assez large zone de grandes herbes et de joncs. J’essayai de m’y aventurer ; mais je ne tardai pas à reconnaître que j’allais me retrouver en face de difficultés du même genre que celles dont je venais de me tirer avec tant de peine ; elles étaient pires encore ; car, non-seulement ces herbes étaient aussi épaisses, mais je ne pus rencontrer aucun sentier frayé par les animaux ; et, malgré le peu de largeur de cette zone d’herbages et de joncs, je dus renoncer à la traverser. Je continuai donc à suivre la grève, pendant environ deux kilomètres pour attendre les barques. Elles avaient navigué très-lentement, et je n’aperçus que la première, fort loin de moi encore ; pour les attendre, je m’assis au bord du fleuve, sons de grands arbres, à une place qu’une troupe de singes venait de m’abandonner.

Ces animaux revinrent peu après lorsque je fus tranquillement assis, et je ne tardai pas d’entrer en relation avec eux ; en me voyant complétement inoffensif, les mains vides, ils s’approchèrent très-près de moi, même jusqu’à deux ou trois pas de distance ; ils ne semblaient nullement redouter mon voisinage. D’ailleurs, j’avais tellement braconné ces deux jours, que la provision de capsules que j’avais dans ma poche se trouvait épuisée ; mon fusil couché sur la grève à mon côté, n’était plus qu’un bâton incommode. Les singes pouvaient rester impunément près de moi, comme si j’étais un indigène désarmé. Ils s’asseyaient pour m’observer plus à l’aise, tout en se livrant aux pantomimes grimacières qui leur sont habituelles. Ils se disputaient entre eux, se faisaient des grincements de dents ; je pus reconnaître qu’ils avaient en liberté à peu près le même caractère que celui que nous leur connaissons dans l’état privé. L’un d’eux, qui se trouvait près de l’extrémité du canon de mon fusil, y porta la patte à deux ou trois reprises, comme pour s’assurer de ce que pouvaient être ces deux tubes en métal ; s’enhardissant encore, il s’approcha de la bretelle de mon arme ; la trouvant sans doute à sa convenance, il la saisit et voulut s’enfuir ; mais elle tenait au fusil ; celui-ci était lourd, et elle lui échappa. Plusieurs de ces animaux m’ayant montré les dents, je fis mine de leur jeter des pierres. À ce mouvement, un branle-bas s’établit dans mon entourage ; quelques-uns des singes s’enfuirent au loin, les autres grimpèrent sur les arbres qui étaient au-dessus de moi, en jetant des cris étourdissants ; l’un d’eux, qu’avaient suivi de près les ricochets de mon caillou, vint au-dessus de ma tête tenter une petite vengeance ; il se mit à secouer les branches de toutes ses forces, comme pour faire tomber sur moi les débris de bois sec qui se brisaient sous ses efforts. Un autre, plus malicieux, se permit certaine inconvenance dont je faillis recevoir les éclaboussures. À la suite de cette petite guerre, les singes revinrent encore ; mais ils se tinrent à une distance plus prudente.

Les jeux de ces animaux m’amusèrent assez longtemps, trop longtemps même ; car tout à coup les cris des animaux sauvages m’avertirent que la nuit commençait à répandre ses ombres. Un chacal, le premier, jeta sous les échos de la forêt son hurlement triste et prolongé : ouaou, ouaou, ouaou ; d’autres, peu après, lui répondirent de divers points des alentours ; ensuite tout bruit cessa. Pendant leur silence, les animaux cherchent à se réunir ; quelques temps après, leurs cris retentissent de nouveau de toute part, puis ils se taisent encore jusqu’à ce qu’ils se soient rassemblés. Cela fait, ils ne recommencent leurs hurlements que si l’un d’entre eux s’égare ou se trouve isolé. D’autres cris, d’autres mugissements que je ne reconnaissais pas retentissaient sur plusieurs points de la forêt ; l’hyène vint mêler son cri bref et vigoureux à cet étrange concert ; tous ces êtres sauvages sortaient de leurs repaires.

Les cris, les hurlements devenaient de plus en plus multipliés ; la nuit se précipitait, il fallait bien prendre un parti. Je n’avais pas le choix ; il ne me restait qu’à redescendre le long du bras du fleuve jusqu’au point où il offre un passage à sec, et là traverser l’île pour m’approcher de la barque. Songer à coucher seul sur la rive était impossible ; tous les animaux carnassiers allaient venir tour à tour s’y abreuver et guetter leur