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GEORGES LAFENESTRE.


Impuissance ou dégoût, le ciseau du vieux maître
N’a pas à son captif donné le temps de naître,
À l’âme impatiente il a nié son corps ;
Et, depuis trois cents ans, l’informe créature,
Nuits et jours, pour briser son enveloppe obscure,
Du coude et du genou fait d’horribles efforts.

Sous le grand ciel brûlant, près des noirs térébinthes,
Dans les fraîches villas et les coupoles peintes,
L’appellent vainement ses aînés glorieux :
Comme un jardin fermé dont la senteur l’enivre,
Le maudit voit la vie, il s’élance, il veut vivre…
Arrière ! Où sont tes pieds pour t’en aller vers eux ?

Va, je plains, je comprends, je connais ta torture.
Nul ouvrier n’est rude autant que la Nature ;
Nul sculpteur ne la vaut, dans ses jeux souverains,
Pour encombrer le sol d’inutiles ébauches
Qu’on voit se démener, lourdes, plates et gauches,
En des destins manques qui leur brisent les reins.

Elle aussi, dès l’aurore, elle chante et se lève,
Pour pétrir au soleil les formes de son rêve,
Avec ses bras vaillants, dans l’argile des morts,
Puis, tout d’un coup, lâchant sa besogne, en colère,
Pêle-mêle, en un coin, les jette à la poussière,
Avec des moitiés d’âme et des moitiés de corps.

Nul ne les comptera, ces victimes étranges,
Risibles avortons trébuchant dans leurs langes,
Qui tâtent le vent chaud de leurs yeux endormis,
Monstres mal copiés sur de trop beaux modèles
Qui, de leur cœur fragile et de leurs membres grêles,
S’efforcent au bonheur qu’on leur avait promis.