Page:Lemerre - Anthologie des poètes français du XIXème siècle, t2, 1887.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
363
SULLY PRUDHOMME.


IV


L’esquif, indifférent au fardeau qu’il balance,
Poursuit alors son vol dans un entier silence,
Désemparé du cœur et du génie humains,
Tandis qu’en bas s’agite une oublieuse foule,
Dont la moitié s’enivre, et l’autre moitié roule
Le rocher de Sisyphe où s’écorchent ses mains.

Ô fortune de l’homme ! ou jouir sans noblesse,
Ou, noble, ne tenter qu’un essor qui le blesse !
Ou rire sans grandeur, ou grandir et pleurer !
S’il embrasse la terre, il abêtit sa joie,
S’il la chasse du pied, l’abîme l’y renvoie,
Il n’en peut pas sortir et n’y peut demeurer !

Car ni les fleurs d’un jour, ni les fruits qui se tachent,
Ni les amours qu’on pleure ou qu’on trahit n’attachent
Tous ceux que l’idéal caresse et mord au front ;
Et s’ils veulent bondir au bleu qui les fascine,
Ils sont si rudement tirés par la racine
Que beaucoup en sont morts, et combien en mourront !

Et c’est pourquoi ceux-là, ceux que l’infini hante,
Et qui sont bien vraiment l’humanité souffrante
Si l’on souffre le plus par le plus grand désir,
Sentiront fuir toujours leur cœur et leur pensée
Avec cette nacelle éperdument lancée,
Et, devant sa détresse, un frisson les saisir.