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Page:Lemerre - Anthologie des poètes français du XIXème siècle, t4, 1888.djvu/430

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ANTHOLOGIE DU XIXe SIÈCLE.

Et cette tête était si haut, qu’on pouvait voir
Planer le gigantesque oiseau comme un point noir.
Et cet homme semblait le prêtre du mystère.
Il devait remplir quelque effrayant ministère,
Car un cortège sombre et confus L’entourait.
On eût dit qu’avec lui marchait une forêt
Dont une brume épaisse eût estompé l’image.
On le sentait sacré, roi, grand pontife ou mage.
Et quand il fut plus près, l’obscure vision
Autour de lui fie voir avec précision
I In monstrueux amas de formes inconnues,
De géants aux cent bras, de sphinx, de femmes nues,
De soldats désarmés secouant des carcans,
De dragons, de lions, de vagues, de volcans,
Avec de nébuleux panaches de fumée.
À ses pieds, le géant coudoyait le pygmée.
On regardait cet homme et l’on était dompté.
On eût pu lui donner pour nom l’Immensité,
A tel point ce colosse et son cortège énorme
Paraissaient hors du temps, du nombre et de la forme.
On sentait vivre en lui des jours évanouis,
L’âme d’un peuple étrange et d’un lointain pays.
Il avait dû porter la robe des ministres
De dieux mystérieux et de rites sinistres.
Et, pourtant, il avait la grâce. Ce géant
Dorait d’un soleil clair son sourire béant.
Ce chêne austère avait sous son feuillage sombre
Des fantômes de fleurs qui vivaient de son ombre,
Et l’on sentait qu’en lui certains souffles légers
Avaient pris, en passant, leur âme aux orangers.
Cet homme faisait naître une énigme profonde.
Il devait avoir pour patrie un double monde.
Son masque, tour à tour sympathique et hideux,
Au lieu d’un seul visage humain, en avait deux,