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précaution inutile

après le moment où je venais de penser à cette douceur qu’elle me donnait tous les soirs, ce qu’elle m’avait refusé à Balbec — elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que brouillée avec moi elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait dit qu’elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec mesure, soit pour ne pas l’annoncer, soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie.

Je l’embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta et, au lieu de me rendre mon baiser, s’écarta avec l’espèce d’entêtement instinctif et néfaste des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu’elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit d’une crainte si anxieuse que quand Albertine fut arrivée à la porte, je n’eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai.

« — Albertine, lui dis-je, je n’ai aucun sommeil. Si vous-même n’avez pas envie de dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez ; mais je n’y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. »

Il me semblait que si j’avais pu la faire déshabiller et l’avoir dans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j’hésitai un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m’eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur et toujours le même visage abattu et triste :