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précaution inutile

entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. Ainsi n’avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu’étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.

Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des causeries que j’interrompais les unes et les autres pour l’embrasser. Nos rapports étaient d’une simplicité qui les rendait reposants.

Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules chose que je réclamais d’elle.

Derrière cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu’éclatait le concert des musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer. N’était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idée de moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personne qu’elle distinguait e moins de soi-même) la jeune fille que j’avais vue la première fois à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît, on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à