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VIE DE LUCAIN.


la vieille Rome républicaine ? Quelle idée a péri, quelle idée a triomphé ? Que pensait le monde rangé silencieusement alentour de la grande cité universelle qui se déchirait de ses propres mains ? Quel intérêt prenait-il à tout cela ? Quel était le candidat de l’humanité dans la grande question qui se vidait sur les champs de bataille de Pharsale ? Toutes choses, je ne crains pas de le dire, que Lucain n’a pas touchées, qu’il n’a pas même soupçonnées. Et pourtant, comment parler de César et de Pompée sans remuer, ou tout au moins sans effleurer tout cela ? Que nous dit donc Lucain, s’il ne dit rien de ce qui faisait le fond même de cette lutte ? Creuser cette vaste et inépuisable matière pouvait n’être ni sûr de son temps, ni l’affaire d’un poète ; mais l’indiquer, mais y faire allusion, mais en tirer la morale, ne fût-ce qu’avec la discrétion de Tacite expliquant par cette phrase si profonde et si inoffensive la transition de la république à l’empire : Augustus cuncta bellis civilibus fessa in imperium recepit, c’était une tâche à laquelle Lucain n’a pu manquer que parce qu’il n’avait pas de génie.

Je sais que Caton jurait de mourir en tenant dans ses bras, sinon la liberté, du moins sa vaine ombre ; mais quelle était, je vous prie, la liberté de Caton ?

Je sais que Pompée traînait à sa suite les vieilles lois républicaines (qu’il avait, par parenthèse, foulées aux pieds vingt fois), représentées par quelques sénateurs émigrés, lesquels étaient venus à sa suite avec ses bagages ; mais quelles étaient les lois de Pompée ?

Je sais que Brutus parle très-éloquemment de déchirements au milieu desquels Caton reste immobile et la tète haute ; mais de quelle nature étaient ces déchirements ?

De toute la révolution qui changea les destinées de Rome et du monde, Lucain n’a pris que l’instant du dénouement, la mêlée, c’est-à-dire le moment le moins philosophique et le moins instructif. Il commence la pièce à l’instant où la pièce finit. Le poème de Lucain, c’est le dénouement sans l’intrigue ; c’est la crise purement physique, durant laquelle le spectateur se cache la tête dans son manteau ou s’en va. Qu’est-ce que nous disent toutes ces marches et contre marches par terre et par mer ? Quand l’heure du combat a sonné, il n’y presque plus rien à recueillir pour la philosophie ; elle laisse le champ libre à la description, et se retire. C’est qu’en effet, à celte heure-là tout est consommé : la mêlée n’a plus rien à nous apprendre sur les hommes ni sur les événements, car les premiers ont fait leurs preuves et les seconds ont été épuisés. Les idées qui mettent aux prises les forces matérielles se tiennent à distance du champ-clos, sur une hauteur, chacune derrière le drapeau qui la représente, attendant leur destinée, mais n’ayant plus le pouvoir de la retarde’ ni de la changer. Aux premiers cris du clairon, tout ce qui est esprit, Intelligence, tout ce qui est du monde moral a cessé ; la question est dans les bras des hommes qui s’emploient au service des idées, et font des révolutions sans le savoir, au prix d’un lendemain de pillage ; elle est dans la force numérique, elle est dans la qualité des armes, dans les liqueurs fortes, dans les promesses d’avancement, dans ce qu’il y a de moins intelligent et de moins moral. Et alors toute guerre en vaut une autre, c’est toujours du sang versé, des mourants, des morts ; reste là qui voudra, pour ne rien voir de nouveau et avoir des haut-le-cœur ; mais les esprits délicats, qui ne s’intéressent qu’aux véritables causes de la hiite, aux négociations, aux préliminaires, quittent le champ de bataille ou s’endorment pendant la tuerie, sans beaucoup s’inquiéter de la méthode qui a présidé à celte tuerie, et si elle a commencé par le flanc ou par la queue, toutes connaissances agréées seulement de la très-petite classe des stratégistes.

Pour finir, aucun des caractères essentiels de l’épopée ne se trouve dans le poème de Lucain.

Il n’a pas résumé la vie humaine ;

Il n’a pas résumé une époque sociale et politique, il en a seulement donné quelques indications vagues, contestables, quand elles ne sont pas tout -à -fait fausses ; il n’a représenté aucune passion vraie, universelle ni particulière ; il n’y a point de passion dans la Pharsale, parce qu’il n’y en avait point dans Lucain.

Pour la philosophie, pour la science de l’homme, pour l’intelligence de ses passions, de ses intérêts, de ses penchants, la Pharsale est une œuvre morte ; il n’y a rien à y prendre.

Pour l’étude générale de la révolution qui fut consommée dans les plaines de Thessalie,à Alexandrie, à Munda ; pour l’intelligence particulière des intérêts qui soutinrent une lutte si désespérée sur ces champs de bataille, contre le génie de la révolution nouvelle ; pour l’appréciation de ce grand fait, de ses causes intimes, de ses résultats, de la relation fatale qui se trouvait entre les choses et le caractère des hommes, la Pharsale est une œuvre inexacte, mensongère, souvent calomnieuse dans ses jugements, souvent maladroite dans ses sympathies ; et tout cela, selon moi, sans mauvaise intention, sans mauvaise foi, sans l’ombre d’une passion personnelle ; il n’y a pas plus de haine dans la Pharsale qu’il n’y en a dans nos discours de rhétorique, quand nous interpellons un tyran. L’idée de la Pharsale est venue à Lucain, comme l’idée de la Thébaïde et de l’Achilléide à Stace, comme l’idée de la Guerre Punique à Silius-Italicus, comme l’idée de l’Argonautique à Valérius Flaccus, comme au xviiie siècle l’idée de la Henriade à Voltaire.