Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/104

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chien, il ne faut pas que cette forme se contente d’anéantir la forme du chien, il faut que sa haine se satisfasse dans la destruction de toutes les qualités qui ont suivi le parti de son ennemie. Il faut aussitôt que le poil du cadavre soit blanc d’une blancheur de création nouvelle ; que son sang soit rouge d’une rougeur qui ne soit point suspecte ; que tout ce corps soit couvert de qualités fidèles à leur maîtresse, et qu’elles la défendent selon le peu de forces qu’ont les qualités d’un corps mort, qui doivent bientôt périr à leur tour. Mais parce qu’on ne peut pas toujours combattre et que toutes choses ont un lieu de repos, il faut sans doute que le feu, par exemple, ait son centre, où il tâche toujours d’aller par sa légèreté et par son inclination naturelle, afin de se reposer, de ne brûler plus, et de quitter même sa chaleur qu’il ne gardait ici-bas que pour sa défense.

Voilà une petite partie des conséquences que l’on tire de ce dernier principe, qu’il y a des formes substantielles, lesquelles conséquences on a fait conclure à notre philosophe avec un peu trop de liberté, car d’ordinaire les autres disent ces mêmes choses plus sérieusement qu’il n’a fait ici.

Il y a encore une infinité d’autres conséquences que tire tous les jours chaque philosophe, selon son humeur et son inclination, selon la fécondité ou la stérilité de son imagination ; car ce ne sont que ces choses qui les font différer les uns des autres.

On ne s’arrète point ici à combattre ces substances chimériques, d’autres personnes les ont assez examinées. Ils ont assez fait voir que les formes substantielles ne furent jamais dans la nature, et quelles servent à tirer un très-grand nombre de conséquences fausses, ridicules et même contradictoires. On se contente d’avoir reconnu leur origine dans l’esprit de l’homme, et qu’elles doivent ce qu’elles sont aujourd’hui à ce préjugé commun à tous les hommes, que les sensations sont dans les objets qu’ils sentent[1]. Car si l’on considère avec un peu d’attention ce que nous avons déjà dit, savoir, qu’il est nécessaire pour la conservation du corps que nous ayons des sensations essentiellement différentes, quoique les impressions que les objets font sur notre corps ne différent que très-peu, on verra clairement que c’est à tort qu’on s’imagine de si grandes différences dans les objets de nos sens.

Mais il faut que je dise ici en passant qu’on ne trouve rien à redire à ces termes de forme et de différence essentielle. Le miel est sans doute miel par sa forme, et c’est ainsi qu’il diffère essentiellement du sel ; mais cette forme ou cette différence essentielle ne

  1. Ch. 10, art. 5.