Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/106

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vés, qui ne peuvent au plus agir que sur nos corps et produire quelques mouvements dans leurs fibres ; mais qui ne peuvent jamais agir sur nos âmes, ni nous faire sentir du plaisir ou de la douleur[1]

II. Certainement. si ce n’est pas notre âme qui agit sur elle-même à l’occasion de ce qui se passe dans le corps, il n’y a que Dieu seul qui ait ce pouvoir ; et si ce n’est point elle qui se cause du plaisir ou de la douleur selon la diversité des ébranlements des fibres de son corps, comme il y a toutes les apparences, puisqu’elle sent du plaisir et de la douleur sans qu’elle y consente, je ne connais point d’autre main assez puissante pour les lui faire sentir que celle de l’auteur de la nature.

En effet, il n’y a que Dieu qui soit notre véritable bien. Il n’y a que lui qui puisse nous combler de tous les plaisirs dont nous sommes capables. Ce n’est que dans sa connaissance et dans son amour qu’il a résolu de nous les faire sentir ; et ceux qu’il a attachés aux mouvements qui se passent dans notre corps afin que nous eussions soin de sa conservation, sont très-petits, très-faibles et de très-peu de durée, quoique, dans l’état où le péché nous a réduits, nous en soyons comme esclaves. Mais ceux qu’il fera sentir à ses élus dans le ciel seront infiniment plus grands, puisqu’il nous a faits pour le connaître et pour l’aimer. Car enfin l’ordre demandant que l’on ressente de plus grands plaisirs lorsqu’on possède de plus grands biens, puisque Dieu est infiniment au-dessus de toutes choses, le plaisir de ceux qui le posséderont surpassera certainement tous les plaisirs.

III. Ce que nous venons de dire de la cause de nos erreurs à l’égard du bien fait assez connaître la fausseté des opinions qu’avaient les stoïciens et les épicuriens touchant le souverain bien. Les épicuriens le mettaient dans le plaisir ; et parce qu’on le sent aussi bien dans le vice que dans la vertu, et même plus ordinairement dans le premier que dans l’autre, on a cru communément qu’il se laissaient aller à toutes sortes de voluptés.

Or, la première cause de leur erreur est que, jugeant faussement qu’il y avait quelque chose d’agréable dans les objets de leurs sens, ou qu’ils étaient les véritables causes des plaisirs qu’ils sentaient ; étant outre cela convaincus, par le sentiment intérieur qu’ils avaient d’eux-mêmes, que le plaisir était un bien pour eux, au moins pour le temps qu’ils en jouissaient, ils se laissaient aller à toutes les passions, desquelles ils n’appréhendaient point de souffrir quelque incommodité dans la suite. Au lieu qu’ils devaient considérer que

  1. J’expliquera, dans le dernier livre, en quel sens les objets agissent sur le corps.